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20 février 2013
Alain DESROSIERES (Adm, 1965)

Décès - Décès d'Alain Desrosières (1965)

Alain Desrosières, statisticien, sociologue et historien de la statistique

Alain Desrosières est né le 18 avril 1940 à Lyon et mort le 15 février 2013 à Paris. Admis à l’école Normale Supérieure et à l’école Polytechnique la même année, Alain Desrosières opte pour cette dernière école d’ingénieur (promotion 1960). Très concerné par des préoccupations politiques et citoyennes, il choisit ensuite l’ENSAE pour devenir administrateur de l’INSEE (1965). Prenant au sérieux la fonction sociale d’information dédiée à ce corps d’Etat, il entend constamment rappeler la responsabilité de cet organisme à l’égard des acteurs sociaux, y compris les plus éloignés des cercles du pouvoir, à qui l’information produite devrait servir au premier chef. Cette orientation est stimulée par l’effervescence, novatrice sur le plan politique, et créatrice sur le plan intellectuel, qui règne à l’INSEE au cours des dix années qui suivent Mai 1968. Les jeunes administrateurs les plus novateurs, parmi lesquels Alain Desrosières joue un rôle moteur, refusent de traiter le chiffre comme une « matière première »neutre, disponible pour différents usages. Ils considèrent que sa mise à disposition n’est pertinente qu’accompagnée d’une réflexion sur les conditions, sociales et techniques, de sa fabrication.

Dès lors, l’analyse de la production du chiffre et de ses utilisations, notamment par l’Etat, s’est trouvée au centre des recherches d’Alain Desrosières. Elles ont d’abord porté sur une question centrale, quoique largement ignorée jusque-là : l’influence des nomenclatures sur la constitution de l’information statistique et, à travers elle, sur la structuration de la société (v. son ouvrage, Les catégories socioprofessionnelles, publié avec Laurent Thévenot en 1988). Cette réflexion a pris appui sur des recherches qui ont servi de passeur entre sociologie et statistique et qui émanaient particulièrement des cercles rassemblés, au cours des années 1970, autour de Pierre Bourdieu, dont Alain Desrosières sera, à la même époque, l’un des plus proches collaborateurs. Il poursuivit ensuite ses recherches dans le cadre du Groupe de Sociologie Politique et Morale (EHESS-CNRS) dont la création, en 1985, doit beaucoup à sa pensée.

L’analyse du rôle joué par ces opérations de catégorisation s’est étendue, durant la décennie suivante, au développement d’un courant d’économie institutionnelle, dit« Economie des conventions ». Contre la réduction de l’économie a des calculs individuels reposant sur une hypothèse de rationalité optimisatrice, ce courant met l’accent sur les opérations nécessaires à la qualification des biens et des personnes pour qu’ils puissent rentrer dans des échanges économiques. Ces différents intérêts convergeront dans une entreprise intellectuelle de grande ampleur visant à retracer, en prenant appui à la fois sur l’histoire politique et sur l’histoire des sciences, la co-production de la statistique, de l’Etat et de l’économie depuis le XVII° siècle. Une première synthèse de ces recherches sera publiée en1993, sous le titre La politique des grands nombres, ouvrage qui sera traduit en denombreuses langues. Alain Desrosières poursuivra alors, dans les années 2000, ceux de ses travaux ayant une dimension historique au sein du Centre Alexandre Koyré d’Histoire des Sciences et des Techniques.

Au cours des dix dernières années, le travail de Alain Desrosières sur les statistiques comme outils de connaissance et de gouvernement s’est surtout orienté vers deux questions d’importance mondiale, ayant accompagné la diffusion des pratiques de gouvernance néolibérale. Soit, d’une part, l’étude d’une transformation des statistiques et des indicateurs qui a consisté à prendre en compte, dans la production même du chiffre, les effets incitatifs de leur publication sur les personnes concernées (benchmarking). Et, d’autre part, l’analyse des effets sociaux et politiques de nouvelles techniques de gouvernance prenant appui sur des expériences (dites « randomisées »), et prétendant dégager les facteurs causaux sur lesquels devrait porter exclusivement l’action des « décideurs », notamment dans la gestion de la pauvreté. Ces derniers travaux ont été publiés dans les deux volumes de l’ouvrage L’argument Statistique, publié en 2008.

Ce rappel des thèmes sur lesquels ont porté les travaux d’Alain Desrosières est loin de restituer l’importance que ce grand intellectuel a jouée dans l’évolution des sciences sociales,non seulement en France, mais aussi dans le monde anglo-saxon où son oeuvre était largement discutée. Son extraordinaire érudition, couvrant un champ d’une étendue rare, sa joyeuse inventivité scientifique et sa vigilance politique allaient de pair avec un charisme modeste dont l’expression la plus marquante était la générosité. Cet homme avait la passion et l’art de susciter des relations originales entre des personnes, entre des idées, et entre des personnes et des idées, dont les effets se sont faits et se feront encore sentir bien au-delà des reconnaissances institutionnelles.

Indifférent au statut officiel, à l’âge et même à l’appartenance disciplinaire de ceux avec lesquels il engageait des relations de travail (souvent, dans son cas, indissociables de relations d’amitié), il a joué ce rôle irremplaçable de passeur non seulement entre les générations, mais aussi entre des communautés intellectuelles trop souvent portées à s’ignorer, quand ce n’est pas à entrer dans une concurrence obligatoire. Ancré dans différentes institutions, il a toujours eu à coeur de ne pas s’y laisser réduire, de ne pas y occuper de position de pouvoir, et de ménager ces espaces de liberté indispensables à la créativité.

 

Laurent Thévenot (administrateur de l’INSEE, directeur d’études à l’EHESS)

Emmanuel Didier (chargé de recherche au CNRS)

Luc Boltanski (directeur d’études à l’EHESS)



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