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08 janvier 2020

En Europe, les inégalités augmentent entre Etats et territoires et menacent le projet européen

Publié par Nicolas Ravailhe | Inégalités

Des inégalités persistantes et accrues

En Europe, les inégalités peuvent se mesurer en comparant les PIB/habitant de chaque Etat et/ou territoire par rapport à la moyenne communautaire. L’Union européenne connait des écarts très significatifs entre ses Etats membres (PIB/habitant au standard de pouvoir d’achat). En 2017, pour une moyenne de 100, le maximum est atteint au Luxembourg (253), le minimum en Bulgarie (49). La France (104) se situe juste au-dessus de la moyenne européenne, devant l’Italie (96) et derrière le Royaume-Uni (106) et l’Allemagne (124).

Ces données ne sont pas figées. La croissance du PIB demeure faible en Europe et son niveau d’avant la crise de 2008 n’a pas été retrouvé pour l’ensemble des Etats européens.

Certes, le PIB par habitant n’est pas révélateur de toutes les réalités économiques et sociales d’un territoire. Il a été régulièrement considéré comme un indicateur insuffisant tout en étant conservé pour sa capacité à refléter les évolutions au fil des années. Deux cartes d’Eurostat témoignent de ces changements.

1. « Les gagnants - les perdants », carte de l‘évolution du PIB par habitant / moyenne européenne entre 2007 et 2016

Cette carte du PIB par habitant appliquée à chaque région afin de les situer par rapport à la moyenne européenne entre 2007 et 2016 met en évidence un développement très fort en Europe centrale et orientale et des reculs en Europe de l’Ouest, à l’exception des régions capitales des Etats. Les lignes de fractures entre territoires d’un même Etat sont apparentes, notamment en France et au Royaume-Uni (Ile-de-France, Londres).

Appelée dans l’UE carte du « vote Brexit », des votes dits « populistes » ou des « gilets jaunes », cette présentation dynamique peut néanmoins induire des erreurs de lecture. Ainsi, certaines régions en recul par rapport à la moyenne européenne, comme les Pays-Bas ou la Scandinavie, conservent un niveau de PIB par habitant très élevé en comparaison d'autres territoires.

2. Carte du PIB par habitant par rapport à la moyenne européenne (2016)

La lecture de la carte actuelle du PIB par habitant permet de distinguer quatre situations :

1. les Etats au-dessus de la moyenne européenne qui progressent encore, essentiellement le nord de l’UE à l’instar de l’Allemagne et de l’Irlande, pourtant très pauvre il y a à peine 20 ans ;

2. les pays dont le PIB par habitant était très en dessous de la moyenne mais qui évoluent lentement à la hausse comme le nord-est de l’UE, les pays baltes, la Pologne, la Tchéquie ;

3. ceux qui se situent en dessous de la moyenne communautaire et dont le PIB/habitant diminue par rapport à la moyenne. Il s’agit principalement du sud de l’Europe : la Grèce, le Portugal, l’Espagne ;

4. les Etats dont le PIB par habitant était au-dessus de la moyenne communautaire mais qui régressent significativement (en relatif) comme la France, certains territoires de Grande-Bretagne et d’Italie. La Scandinavie présente un cas particulier, plusieurs de ses territoires se situant en-dessous de la moyenne dans les zones peu peuplées.

L’absence de convergence des PIB territoriaux européens vers la moyenne européenne est une réalité. L’Europe compétitive engendre une logique de « vases communicants ».

Au sein des Etats, une analyse par territoire révèle des évolutions intéressantes. En France, à l’exception de l’Ile-de-France, la totalité des territoires passe sous la moyenne communautaire. Pire, une majorité tombe en dessous du seuil de 90 % de la moyenne. Des ex-régions comme Bourgogne ou Champagne-Ardennes décrochent sur une période de 10 ans.

En parallèle, la vigueur économique de territoires dont les coûts de main d’œuvre ne sont pas plus compétitifs qu’en France interpelle.

Une mobilisation efficiente des mécanismes européens de correction des inégalités à opérer

L’Union européenne s’est dotée de mécanismes de correction des inégalités engendrées par ce qui précède.

Dans l’UE, la contribution au budget est nationale et la dépense budgétaire est opérée vers les territoires (la politique régionale, à travers les fonds FEDER, FSE, FEADER…) et/ou des objectifs thématiques (exemples : la politique agricole commune ou les programmes de recherche et développement). Afin d’estomper les écarts de richesses entre territoires, les « outils » européens sont insuffisants et trop inopérants. On constate que ces politiques n’ont pas rempli leurs missions de convergence économique et sociale et d’amortisseur des déséquilibres.

- Un usage efficace des fonds européens disponibles en France

L’Europe n’est pas seule en cause avec sa politique de concurrence rigide et ses lourds processus de décisions… La France et ses régions disposent de 27,9 milliards de fonds européens pour développer des projets en faveur d’une croissance « intelligente, durable et inclusive » sur une période de 7 ans (2014-2020). Ces fonds peinent à être entièrement dépensés et ils sont très souvent utilisés pour des projets insuffisamment porteurs de croissance économique sur le marché intérieur européen.

Ce type de ressource n’a pas pour objet d’être utilisé avec la même finalité que les impôts locaux ou nationaux. Par exemple, des programmes de rénovation énergétique non-innovants, des investissements coûteux en infrastructures pour réduire la fracture numérique, des bornes électriques sur les autoroutes ou des panneaux d’affichage TV dans les gares ont une utilité mais sans prise directe avec la compétition qui s’exerce dans le marché intérieur européen.

L’emploi des fonds européens est plus complexe que la mobilisation des impôts nationaux ou locaux et, pour la France, leur coût financier est supérieur. De surcroit, « Bercy » observe que les « taux de retour » sont moins bons pour la politique régionale que par exemple pour la politique agricole commune.

Alors que la France a signé un traité avec l’Allemagne en janvier 2019 dans lequel il est rappelé le caractère compétitif de l’Europe, il lui appartient de s’adapter à un contexte de concurrence aiguë avec d’autres Etats/territoires.

A défaut, par cette dépense publique européenne et son cofinancement, le pays et ses territoires risquent de participer au financement de leur désindustrialisation au lieu d’œuvrer à l’essor de filières économiques. La France contribue davantage au budget de l’UE qu’elle ne reçoit afin d’aider les régions relevant « des fonds de cohésion » (PIB/habitant inférieur à 75 % de la moyenne européenne). Ces territoires sont mieux dotés en financements européens en valeur absolue et en taux européen de cofinancement (85 % contre 50 % en France hors DOM).

Il importe donc d’utiliser ces programmes européens en faveur de modèles économiques qui seront facteurs de croissance dans l’UE. Les fonds européens - depuis des années - ont été conçus pour permettre aux territoires d’être des animateurs de leur tissu économique et social, réunissant acteurs publics et privés, dans le but d’être innovants et de mobiliser des stratégies d’intelligence économique avec des processus d’ingénierie financière. C’est le concept de « smart specialisation » voulu par l’UE !

- Des stratégies d’utilisation des fonds européens alloués à d’autres Etats de l’UE

Il serait également judicieux d’investir, dans le cadre d’une stratégie défensive, à l’appui des fonds européens abondants en Europe de l’Est et du Sud. Alors que la France est un contributeur net au budget de l’UE, il est particulièrement difficile d’expliquer dans nos territoires que les impôts des contribuables français aident - en partie - à financer des investissements d’entreprises non-européennes à l’Est et Sud de l’UE, qui viennent concurrencer nos entreprises. Cela semble paradoxal mais investir en-dehors de nos frontières est une des meilleures « armes anti-délocalisations » dans le but de protéger les emplois dans les territoires en France.

A défaut de changer les règles du jeu, comme par exemple d’établir des mécanismes permettant d’écarter les investisseurs non européens de ces dispositifs et d’en limiter les usages agressifs entre Européens, nous sommes confrontés à une course de vitesse. A l’instar de ce que pratiquent d’autres régions européennes, les territoires français doivent donc accompagner leur acteurs économiques afin de capter les fonds des territoires bien dotés avant leurs concurrents.

Sur un plan offensif, bénéficier des fonds européens disponibles dans d’autres Etats permet d’obtenir des relais de croissance dans l’Union européenne. Cette dynamique consolide les modèles économiques. L’impact de cette pratique revêt de l’importance sur un plan législatif et normatif européen. Plus un modèle est répandu en Europe, plus il a de chance d’être la référence des législations et des normes européennes, voire - modèle abouti -  d’être placé en situation de monopole sur les marchés européens par le droit du marché intérieur. La toute puissante direction générale de la concurrence de la Commission européenne ne pourra pas remettre en cause ces choix législatifs ou normatifs.

En l’espèce, la conception et l’usage des fonds européens sécurisent des technologies sources des modèles économiques. Des Etats et/ou des territoires contributeurs nets au budget européen font du lobbying pour que les technologies produites dans leurs territoires soient intégrées dans les objectifs de financements européens.  Les fonds européens éligibles dans toute l’Europe sont ainsi transformés en aide à l’export et/ou en logique de déploiement industriel. Tel est le schéma de la croissance en Europe de l’Est, résultante de l’« Ostpolitik », un plan organisé et intégré dans une stratégie allemande, associant des acteurs de différentes compétences. Cette intelligence tactique permet à l’Allemagne, qui contribue davantage au budget de l’UE qu’elle ne reçoit, de bénéficier de « retour sur investissements » et d’étendre ses modèles économiques. Le « verdissement » des fonds européens, objectif central, décliné dans toutes les politiques de la nouvelle Commission européenne, rend ce type de logique extrêmement captive.

Les Etats membres bénéficiaires des fonds y voient un intérêt d’attractivité pour les investisseurs. A contrario, ils perdent une grande partie de leur souveraineté économique. Le cas de la Grèce est sans doute le plus emblématique : sans grand moyen d’innovation et de production, elle s’est endettée pour garder un « train de vie » qui a alimenté le commerce extérieur des autres Etats. On connait la suite …

Après 2020, une nouvelle programmation de fonds à optimiser

Par ailleurs, il est à noter que les mécanismes nationaux de solidarité pratiqués par des pays comme la France fonctionnent plutôt bien. Bien que très critiquée, cette solidarité intra-nationale destinée aux territoires est réelle. Elle empêche certaines régions de s’effondrer mais diminue, en conséquence, le montant des fonds européens alloués à ces territoires.

En d’autres termes, plus un pays a des territoires au PIB par habitant en dessous de la moyenne européenne, plus ces derniers reçoivent des aides européennes. Tel est le cas de l’Italie du Sud qui ne bénéficie pas de la solidarité du Nord.

Sans « l’aide » de l’Etat, une majorité de régions françaises seraient descendues encore plus vite sous la moyenne européenne. Certaines recevraient alors, comme les DOM, davantage de fonds européens avec des taux de co-financement européens maximum de 85 % au lieu de 50 %.

Pour la prochaine programmation post 2020, les régions françaises - sauf Ile-de-France - devraient percevoir davantage de fonds européens. Ces territoires seront des « régions en transition » (PIB/habitant entre 75 et 90 % de la moyenne UE), un statut intermédiaire qui octroie un peu plus de montants financiers et des financements d’infrastructures. Ceci malgré la création des grandes régions, dont le PIB/habitant mériterait d’être analysé à un échelon plus fin pour pouvoir intégrer les critères des « territoires de cohésion ».

Toutefois, les critères d’attribution des fonds vont évoluer légèrement. Il conviendra désormais d’ajouter d’autres critères liés (chômage endémique, migrations, climat …) aux analyses du PIB par habitant actuelles.

C’est actuellement un enjeu de la nouvelle période de perspectives financières 2020-2027, véritable exercice budgétaire pluriannuel de l’UE. Le départ probable ou possible des Britanniques, grands contributeurs au budget de l’UE, affectera les ressources budgétaires et donc les moyens des programmes européens.

Une compétitivité plutôt bonne mais qui gagnerait également à être employée à l’appui des logiques d’intelligence économique

De plus, les territoires français constituent une forme d’exception en Europe. Pour l’UE, ils possèdent des atouts importants. La carte de la compétitivité régionale publiée cet automne 2019 intégrant plusieurs critères, tels que les institutions, les infrastructures, le niveau de santé et d’éducation, l’employabilité, l’innovation, en témoigne[1].

En règle générale, la corrélation entre faible PIB par habitant et faible compétitivité est établie. Tel n’est pas le cas pour plusieurs territoires français. Il en ressort que l’appauvrissement des territoires français par rapport à la moyenne européenne a également pour cause la manière dont ils mobilisent leurs ressources.

L’incapacité à travailler entre acteurs économiques et sociaux publics et privés d’un même territoire afin de mettre en place des stratégies créatrices d’activités est souvent pointée. De nouveau, l’enjeu pour nos territoires est la projection offensive de leur potentiel économique en Europe. Une nuance doit être opérée car cette spécificité française s’explique aussi par un investissement public plus performant en France que dans d’autres territoires européens. Notons que pour la France, c’est un net avantage qui permet d’agir vite, contrairement à d’autres pays  sans moyens.

Une nécessité d’intégrer les articulations entre les stratégies politiques, la législation et les normes de l’UE, les financements avec les évolutions scientifiques et technologiques

Le projet européen est exposé par les inégalités que nous venons de décrire. Or il est illusoire d’attendre un changement significatif des cadres macro-économiques européens. Depuis des années, les tentatives de rééquilibrage en ce sens ont connu des échecs. Quant à la question de la solidarité par une redistribution pure et simple des richesses créées, elle n’a jamais été considérée.

Le projet embryonnaire de budget commun pour la zone euro étant réduit à peu de chose, les Etats et leurs territoires ne peuvent pas attendre face à la nécessité de mieux gérer les opportunités et les menaces des cadres existants. Il leur faut mettre en place des stratégies afin de rééquilibrer ces écarts de richesse. En France, l’Etat comme les territoires disposent de compétences et des moyens budgétaires nécessaires.

Des programmes régionaux et/ou nationaux d’intelligence économique appliqués aux cadres européens sont nécessaires. Toute initiative territoriale ou nationale, de la politique d’aménagement du territoire aux choix fonciers destinés aux entreprises, des subventions, des prêts aux investissements en capital, du financement des centres de recherche aux choix des sujets de thèses dans les universités… mériterait d’être analysée en fonction des impacts possibles sur un plan européen.

La question centrale est : comment mieux travailler dans les cadres européens ? La correction des inégalités, en particulier territoriales, repose sur trois dimensions cumulatives :

  • l’adaptation de la gouvernance des territoires, de l’Etat et des entreprises aux réalités compétitives du marché intérieur par des cultures de projet associant une pluralité d’acteurs locaux doit être mise en œuvre. Les enjeux européens ne peuvent plus être relégués à des compétences spécialisées que l’on sollicite de temps en temps. Des programmes de formation et des méthodes bienveillantes et exigeantes de conduite du changement sont nécessaires ;
  • l’intégration des cadres européens est nécessaire pour toutes les politiques territoriales : innovations technologiques, stratégies politiques, législations, normes, programmes, financements, etc, comme des menaces et des opportunités de développement économique, social et environnemental. L’Europe insuffle puis modélise les activités des territoires ;
  • la mise en place de programmes d’intelligence économique territoriaux avec des approches ciblées et pluri-disciplinaires allant de la recherche au traitement de l’information stratégique et à la mobilisation des enjeux européens accompagnée d'outils d’ingénierie financière adaptés, est urgente et incontournable.

 


[1] https://ec.europa.eu/regional_policy/fr/information/maps/regional_competitiveness/

Autrice

Nicolas Ravailhe

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