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26 juin 2019

La privatisation d’Aéroports de Paris

La loi pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE), qui prévoit la privatisation de la société Aéroports de Paris (ADP), a été adoptée par le Parlement et promulguée, mais un référendum d’initiative partagée sur cette privatisation pourrait être organisé, ce qui illustre l’intensité des débats qu’elle soulève. Ce billet a pour objet d’en éclairer les principaux enjeux.

Après une présentation du groupe ADP, il examine les conditions requises pour que cette opération améliore à la fois la situation financière de l’Etat et celle des clients des aéroports franciliens. Il n’est pas certain que les dispositions inscrites dans la loi PACTE permettent d’atteindre ces deux objectifs car ils sont difficilement conciliables en raison du quasi-monopole naturel dont dispose ADP.

A) Présentation du groupe ADP

Aéroports de Paris était un établissement public qui a été transformé en une société anonyme en 2005. Celle-ci a été introduite en bourse en 2006, mais la loi imposait à l’Etat de détenir la majorité de son capital (50,6 % en mai 2019). Les groupes Schiphol (aéroport d’Amsterdam) et Vinci ont chacun une participation de 8 % dans cette société. La valeur boursière d’ADP s’élevait à 15,6 Md€ le 27.05.2019, soit 7,8 Md€ pour les actions de l’Etat.

La société Aéroports de Paris (6 300 salariés) est la société mère d’un groupe d’entreprises appelé « groupe ADP ». Ses filiales ont surtout des activités d’ingénierie, de gestion et de développement aéroportuaires dans d’autres pays ou encore de gestion immobilière et de gestion de commerces et services sur le périmètre des aéroports parisiens. Elle possède et exploite les principaux aéroports franciliens.

En 2018, le chiffre d’affaires du groupe ADP s’est élevé à 4,5 Md€, dont 1,9 Md€ pour les activités aéronautiques en France, 1,0 Md€ pour les commerces et services, 0,3 Md€ pour les activités immobilières et 1,4 Md€ pour les activités internationales. Son résultat opérationnel courant était de 1,2 Md€, dont 0,3 Md€ pour les activités aéronautiques et 0,6 Md€ pour les commerces, services et l’immobilier. Ses capitaux propres s’élevaient à 4,85 Md€ et son endettement financier net à 4,9 Md€.

Les aéroports CDG et Orly ont accueilli 72 et 33 millions de passagers en 2018, soit un total de 105 millions dont 45 % voyageaient sur les avions du groupe Air France KLM. CDG était le dixième aéroport du monde pour le trafic de passagers.

Les redevances aéronautiques font l’objet d’un contrat de régulation économique avec l’Etat qui fixe leur augmentation annuelle maximale. Une Autorité indépendante exprime un avis conforme sur ce contrat et homologue chaque année le barème des redevances dans le respect des plafonds qu’il fixe.

B) La privatisation n’aura un intérêt financier pour l’Etat que dans certaines conditions

1) La situation et les perspectives financière favorables d’ADP requièrent un prix de cession élevé compensant le renoncement de l’Etat à ses dividendes
Le résultat net du groupe ADP en 2018 (610 M€) représentait 12,4 % de ses capitaux propres. Ce taux de rentabilité a presque toujours été plus élevé que le taux moyen des sociétés du CAC 40 et des participations de l’Etat dans les années 2009-2017. En outre, cette rentabilité est stable et l’endettement net du groupe ADP est modéré. C’est une des entreprises publiques dont la situation financière est la meilleure.

Les dividendes versés en 2018 par ADP à l’Etat se sont élevés à 170 M€. La cession de ses actions n’a d’intérêt pour l’Etat que si son produit est supérieur à la somme actualisée des dividendes qu’il pourrait toucher sur une durée infinie.

Le taux d’actualisation à retenir est le taux d’intérêt à long terme de l’Etat majoré d’une prime de risque permettant de tenir compte du caractère incertain des dividendes futurs d’ADP. Ce taux d’actualisation est plus faible que le coût du capital d’une société privée car ses actionnaires ont plus d’aversion que l’Etat pour le risque et demandent une rémunération plus importante.

Le résultat d’ADP et ses dividendes pourraient beaucoup augmenter, ce qui justifie un prix de cession élevé. Le groupe envisage une augmentation de 30 à 40 % de son EBITDA [1] entre 2014 et 2020. Les aéroports franciliens disposent d’importantes capacités de développement dans un contexte marqué selon une étude d’Eurocontrol par une croissance moyenne annuelle de 2 à 3 % du trafic aérien et une insuffisance de capacités aéroportuaires en Europe à l’horizon de 2040. Les activités de location ou gestion de commerces et services ont un fort potentiel de développement. ADP dispose de 355 hectares de réserves foncières dédiées à de futures activités immobilières.
2) Le produit de la privatisation dépendra de la procédure de cession des actions dont l’efficacité n’est pas garantie
Pour que la privatisation d’ADP ait un intérêt financier pour l’Etat, il faut que les acquéreurs de ses actions espèrent obtenir de meilleurs résultats que lui car ils ont un coût du capital plus élevé et doivent mieux rémunérer des actionnaires plus averses que lui au risque. Il faut aussi que le processus de cession de ses actions permette à l’Etat de récupérer une partie de ce surcroît de rentabilité espéré par des actionnaires privés.

Les actions de l’Etat peuvent être vendues sur le marché financier ou de gré à gré. La vente sur le marché est plus transparente mais présente le risque d’une dilution du capital puis d’un rachat en bourse d’une part importante des actions par un investisseur indésirable, même si le futur cahier des charges d’ADP prévoit que l’Etat donne son accord à un changement de contrôle direct ou indirect. La vente de gré à gré est moins transparente mais permet de choisir un actionnaire de référence ayant les qualités requises. Elle peut être négociée ou résulter d’un appel d’offres, ouvert ou restreint à des investisseurs respectant certains critères.

Pour toute privatisation, la loi prévoit l’intervention d’une commission indépendante. En cas de cession sur le marché, elle fixe un prix de vente minimal. En cas de vente de gré à gré, celle-ci doit estimer la valeur de la société à vendre et donner un avis conforme sur la procédure envisagée par le ministre de l’économie, sur le choix du ou des acquéreurs ainsi que sur le prix et les modalités de cession.

La commission s’appuie largement sur le rapport de la banque conseil de l’Etat qui semble estimer la valeur de la société à vendre en retenant des taux de rentabilité d’entreprises privées qui sont plus élevés que le taux d’actualisation de l’Etat. La valeur des actions risque donc d’être sous-estimée par rapport à la somme actualisée des dividendes espérés calculée avec le taux d’actualisation de l’Etat.

Les procédures de privatisation d’une société ressemblent à celles suivies pour passer des marchés publics : choix entre appels d’offres ouverts ou négociation de gré à gré ; intervention d’une commission ; cahier des charges ; choix sur la base du seul prix ou de plusieurs critères. Comme l’observent S. Saussier et J. Tirole dans une note de 2015 du conseil d’analyse économique sur l’efficacité de la commande publique, les pouvoirs politiques français tendent à multiplier les critères de choix : créations d’emplois, mesures de préservation de l’environnement, sous-traitance à des PME locales… Ils soulignent que « la prise en compte d’objectifs divers accroît le risque (toujours présent) de favoritisme ».

Compte-tenu des enjeux politiques des aéroports de Paris, le choix de l’acquéreur des actions de l’Etat risque de reposer sur un grand nombre de critères (sociaux et environnementaux, achats aux PME franciliennes…) mal définis et sans pondération explicite, ce qui donnera un fort pouvoir discrétionnaire au ministre de l’économie en cas de vente de gré à gré.
3) Le produit de la privatisation dépendra également des modalités de régulation des activités d’ADP
Les bénéfices que les candidats à l’acquisition espéreront dépendront des décisions de l’Etat en matière de régulation des redevances et de la qualité des services aéroportuaires ainsi que de la réglementation de l’usage des terrains. Si les règles prévues leur paraissent trop strictes, ils prennent un risque, ce qui réduit le prix auquel l’Etat peut espérer céder ses actions.

C) L’intérêt des clients d’ADP s’oppose à l’intérêt financier de l’Etat

ADP est dans une situation de quasi-monopole sur le marché des installations utilisées pour les transports aériens en provenance et à destination de l’Île-de-France. Comme l’indique son document de référence, il n’a aucun concurrent dans un rayon de 300 kilomètres.

Or toute entreprise privée en situation de monopole vend ses produits à un prix plus élevé et avec une qualité moins bonne qu’une entreprise en concurrence. Air France, premier client d’ADP, pourrait être la principale victime de sa privatisation. Le bon fonctionnement du hub de CDG à un prix raisonnable est en effet vital pour la compagnie.

Les prix et la qualité des services d’ADP ont toujours été régulés par l’Etat. Ses décisions ont souvent été en pratique des arbitrages entre les positions antagonistes d’ADP et d’Air France. Ces arbitrages ont été le plus souvent favorables à la compagnie aérienne parce qu’elle se trouve dans la situation la plus fragile.

Pour maximiser le produit de la vente de ses actions, l’Etat a intérêt à autoriser ADP à augmenter ses prix et à relâcher les contraintes exercées sur la qualité de ses services, ce qui s’oppose à l’intérêt des clients d’ADP.

D) Les dispositions prévues pour concilier les intérêts de l’Etat et des clients d’ADP sont importantes mais présentent des fragilités

1) Il faudrait concéder les aéroports sur une durée limitée mais le régime juridique actuel d’ADP a conduit à retenir un dispositif original et fragile
Lorsque des activités sont exercées dans le cadre d’un monopole naturel, les économistes considèrent que, si la concurrence « dans le marché » est impossible ou inefficace, elle peut souvent être remplacée par une concurrence « pour le marché ». En pratique, l’Etat met des entreprises en concurrence « pour le marché » en lançant un appel à candidatures pour l’obtention d’une concession ou d’une délégation de service public ou d’un contrat de partenariat public privé.

Dans une concession, le concédant donne au concessionnaire le droit exclusif de construire des équipements sur un domaine public et de les exploiter en se finançant par le prélèvement de redevances ou la prestation de services payés par les usagers, dans des conditions fixées par un cahier des charges. La concession est de durée limitée et, à son échéance, le concessionnaire rend le terrain et les installations au concédant qui peut alors remettre les entreprises intéressées en concurrence pour une nouvelle concession.

Or la société ADP est propriétaire des terrains et des installations sur le domaine qu’elle exploite et l’Etat ne peut donc pas les lui concéder, sauf à commencer par l’exproprier et donc à indemniser ses actionnaires. Cette indemnisation pouvant coûter très cher, la loi prévoit l’expropriation d’ADP dans 70 ans. Les investisseurs intéressés seront donc mis en concurrence pour acquérir des actions d’une société qui aura le droit exclusif d’exploiter les aéroports parisiens pendant 70 ans.

Les actionnaires actuels doivent néanmoins être dédommagés au titre des dividendes qu’ils perdront entre la 70ème année après la privatisation et la fin des temps. La loi précise qu’ils recevront dès la privatisation une indemnité égale à la somme des flux de trésorerie après impôts générés par les biens exploités. Son montant sera arrêté sur avis conforme de la commission des participations et des transferts qui devra elle-même consulter une commission ad hoc composée de trois personnalités indépendantes. Quelles que soient les précautions prises et les compétences des membres de ces commissions, ce montant sera contestable.
2) Le projet de loi prévoit une régulation forte mais elle n’empêchera sans doute pas la société ADP privatisée de profiter de sa situation de monopole
a) Le projet de loi prévoit une régulation forte
La société ADP sera chargée de mettre en œuvre le service public aéroportuaire dans le cadre d’un cahier des charges dont les grandes lignes sont définies dans la loi. Il permettra à l’Etat d’exercer un fort pouvoir de régulation : en l’absence d’accord avec ADP, l’Etat fixera les conditions du service public et les niveaux de performances à atteindre, éventuellement imposera des investissements ; les dirigeants d’ADP seront agréés par l’Etat ; l’Etat encadrera et autorisera les modifications apportées aux installations aéroportuaires ; il autorisera les cessions de biens d’ADP et récupèrera le cas échéant une partie de la plus-value ; les manquements d’ADP pourront être sanctionnés par une amende égale à 2 % de son chiffre d’affaires par manquement, le total étant plafonné à 10 % du chiffre d’affaires ; la société ADP pourra se voir interdire l’exploitation des aérodromes franciliens si ce plafond est atteint à deux reprises sur quatre exercices successifs.

Les redevances aéroportuaires feront l’objet d’un contrat pluriannuel avec l’Etat d’une durée maximale de cinq ans. En l’absence de contrat, leur tarif sera fixé par le ministre en charge de l’aviation civile dans des conditions prévues par le cahier des charges.
b) Un risque de majoration des redevances
La plupart des aéroports ont deux sources principales de recettes : les redevances prélevées sur les passagers et les compagnies aériennes en contrepartie des services aéroportuaires ; les loyers tirés de la location des emplacements commerciaux. Il existe deux modèles de régulation des redevances aéroportuaires dits de « caisse unique » et de « double caisse ». Dans le premier, les redevances sont minorées par les bénéfices de la location des surfaces commerciales. Dans le deuxième, elles couvrent le coût des services aéroportuaires et les bénéfices des locations commerciales sont laissés au propriétaire de l’aéroport.

Il existe un relatif consensus des économistes pour privilégier la caisse unique lorsque les aéroports ne sont pas congestionnés. En effet ce modèle de régulation incite les aéroports à réduire les redevances aéroportuaires pour attirer des compagnies et accroître la fréquentation des services et commerces, ce qui est bénéfique jusqu’à la saturation des installations. Or les aéroports de Paris ont encore d’importantes possibilités d’extension avant d’atteindre la saturation et le modèle de la caisse unique devrait donc être préféré. Pourtant le modèle de la double caisse est appliqué à ADP depuis 2010 et la loi le maintient.
c) Un risque de modification du cahier des charges
Dans leur note de 2015, S. Saussier et J. Tirole observent qu’il est impossible de prévoir tous les événements pouvant survenir durant l’exécution des contrats de concession. Ils notent que, selon des études internationales, de 40 à 92 % des délégations de services publics donnent lieu à renégociations et avenants au contrat initial. Ils ajoutent que ces renégociations tendent à réduire, voire à faire disparaître, les bienfaits des procédures concurrentielles d’attribution.

Ces difficultés sont communes à toutes les concessions ou délégations de services publics. Elles peuvent être surmontées si le cahier des charges est bien rédigé, ce qui est en principe plus facile lorsque d’autres concessions semblables ont déjà été attribuées et ont permis un retour d’expérience. Les cas des autoroutes ou de la distribution de l’eau montrent toutefois que les nouvelles concessions tiennent assez peu compte des expériences antérieures.

Le gouvernement du Royaume-Uni, qui promouvait les partenariats publics privés depuis longtemps, vient d’ailleurs de leur donner un coup d’arrêt parce qu’ils s’avèrent plus chers et moins flexibles que les investissements financés sur fonds publics dans le long terme.




[1] Acronyme anglais de “earnings before interest, taxes, depreciation, and amortization”, qui correspond au résultat d’exploitation.

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