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09 novembre 2018
Etre chercheur en économie sur le plateau de Saclay
Publié par
Francois Lequiller
| Nos alumni
Pour répondre à cette question pour Variances, je me suis dit que le mieux était d’interviewer le directeur du CREST, le Centre de recherche en économie et statistique, Francis Kramarz !
Ce 1er octobre 2018, par une journée fraîche, mais belle, de cet été indien, je découvre le nouveau bâtiment de l’ENSAE sur le plateau de Saclay, que je ne connaissais pas encore. Je suis à l’aise, Francis est un ami de longue date : nous nous sommes connus dès notre premier poste à l’Insee, au début des années 1980 ! Francis est direct, ne mâche pas ses mots et peut devenir très engagé et volubile quand il faut défendre, par exemple, l’utilité de sa recherche !
Je parcours le « centre universitaire » qui est un vrai complexe d’immeubles. Il est beaucoup plus grand et plus varié que je ne le pensais. Le bâtiment de l’ENSAE est un bloc assez massif, fait de vitres habillées de fines poutrelles d’acier. Il est globalement gris mais lumineux en même temps. A l’intérieur, c’est d’une sobriété qui frise l’austérité. Le CREST est logé au quatrième étage (et dans une partie du troisième). Francis, 60 ans, très en forme (il fait encore partie d’une équipe de volley de bon niveau), me reçoit dans son bureau, petit mais probablement tout à fait fonctionnel.
Francis, peux-tu d’abord te présenter pour les lecteurs de Variances ?
Je suis directeur du CREST et professeur à l’ENSAE. Statutairement, je suis inspecteur général de l’Insee, mais je dois avouer que mes relations avec l’Insee, ma maison d’origine, sont maintenant très lâches. Après être sorti de l’X, j’ai fait l’ENSAE en tant qu’administrateur. J’ai commencé à l’Insee dans le département de l’informatique (j’ai voulu à un moment créer une boîte d’informatique), puis j’ai rapidement intégré la division emploi. Le thème du marché du travail et la question fondamentale du pourquoi de notre fort chômage structurel ont dès lors dominé une grande partie de ma vie intellectuelle. En partant de l’intuition que les entreprises étaient la source du problème et de la solution. Ainsi, pour mieux mesurer les comportements des entreprises, nous avons, avec Michel Gollac, Jean-Luc Heller et Michel Cézard conservé le code Siren et Siret dans l’enquête emploi.
Insatisfait de l’économie enseignée à l’ENSAE au début des années 80, j’ai fait de la recherche en sociologie. Puis je suis retourné à l’économie à la fin de ces mêmes années car cette discipline se transformait et devenait bien plus empirique, appliquée. A cette époque j’ai pu rentrer au département de la recherche de l’INSEE et ai commencé ma recherche en économie du travail. Ce département fut intégré à l’ENSAE et constitué en CREST. Ce centre, dirigé par Alain Monfort entre autres, est dirigé par moi depuis 2007. J’y ai continué mes recherches tout en enseignant à l’ENSAE et à Polytechnique[1]. Je tiens énormément à ce que la recherche soit associée à l’enseignement. Depuis quelques années, on peut considérer que ma carrière est devenue celle d’un « académique » exerçant des responsabilités d’organisation de la recherche.
La liste de tes publications dans des revues prestigieuses est impressionnante. Mais est-ce que cela amène à des résultats concrets ?
J’ai toujours eu une approche qui allie l’utilisation de méthodes économétriques de pointe (donc difficiles d’accès) et les questions appliquées, d’évaluation de politiques publiques, par exemple. Et, il importe de diffuser ce type de recherche hors des revues scientifiques. Ainsi, j’ai publié en 2016, avec Philippe Tibi, « Plus de marché pour plus d’Etat » (Editions Eyrolles, avec une préface d’Emmanuel Macron). Ce livre s’adresse à un public large et propose des pistes concrètes pour faire diminuer le chômage. Il est un résumé des quinze dernières années de recherche (et pas seulement des miennes d’ailleurs) dans le domaine de l’économie du travail, du logement et de l’innovation en expliquant les multiples raisons qui freinent la création d’emplois telles que l’accès au logement, à la mobilité, etc. Auparavant, j’avais fait partie de la Commission Attali et j’y avais inspiré des réformes tout à fait pratiques, comme la libéralisation du marché des autobus ou la réforme du permis de conduire. Donner aux jeunes défavorisés des moyens simples et peu coûteux pour se déplacer, cela paraît bête mais c’est leur ouvrir l’accès au marché du travail, surtout dans les zones plus rurales et cela pourrait amener des centaines de milliers de personnes, en particulier les jeunes, à trouver un emploi. On pourrait donner de nombreux autres exemples. Après, ces idées doivent être mises en application, et ça, cela ne dépend plus de nous, les économistes, mais du personnel politique qui doit avoir le courage d’affronter les difficultés à mettre en œuvre les mesures nécessaires, quitte à se confronter au conservatisme des personnes en place.
Un jour, je discutais avec un pompier qui me disait que lui sauvait des vies... Je lui ai expliqué que je pensais en avoir fait presque autant. En effet, j’ai contribué, par mes études empiriques, à démontrer puis à convaincre qu’un « coup de pouce » de 1 % au SMIC entraînait la destruction d’environ 15 000 emplois. Qui dit emplois détruits, dit – malheureusement -- augmentation des suicides. Moi, j’appelle cela un résultat concret !
Parle-nous maintenant du CREST.
Le CREST, c’est gros : environ 80 enseignants-chercheurs à temps plein, plus de 60 thésards et une dizaine d’administratifs ! Il a trois tutelles, le GENES (partagé avec l’ENSAE, l’ENSAI, le CASD[2] et DATASTORM[3]), Polytechnique et le CNRS. Nous sommes donc aussi l’« UMR9194 » (Unité Mixte de Recherche dans la terminologie du CNRS). C’est un centre multidisciplinaire comportant quatre pôles : Economie (où X et ENSAE-ENSAI sont étroitement associés), Finance, Sociologie, Statistique (avec l’ENSAE et l’ENSAI, l’X étant absent de ces trois derniers pôles). Le premier et le dernier sont peut-être les plus importants en taille, mais les deux autres sont essentiels pour les échanges et l’innovation des approches. Nous faisons partie maintenant de « New Uni », le nom provisoire de l’ensemble du plateau de Saclay créé il y a quelques mois (après l’échec de la fusion avec Paris-Sud) et comprenant ENSAE, Polytechnique, HEC, Télécoms, Télécom-Paris-Sud et ENSTA. Et le CREST est un des laboratoires constitutifs de la nouvelle Faculty, dite de « Data Science » et « Information Technology » au sein de cette nouvelle université.
Le CREST a beaucoup changé depuis vingt ans. Au début il était intégré à l’Insee, il a fait ensuite un pas vers le monde académique en rejoignant l’ENSAE. Aujourd’hui, on a gardé le même nom, mais nous sommes devenus une unité académique à part entière, un centre d’excellence, reconnu comme tel ! Il y a deux règles de base pour nos chercheurs : (1) publier dans les revues internationales à comité de lecture (essentiellement anglaises ou américaines), y compris en sociologie ; (2) enseigner au moins 70 heures par an, soit à l’ENSAE soit à Polytechnique. Notre objectif, et nous y réussissons de manière assez impressionnante, c’est de publier (par exemple) pour nos chercheurs économistes, dans Econometrica ou le Journal of Political Economy, ou, pour nos chercheurs statisticiens, dans le JASA ou dans Annals of Statistics.
Notre réussite se mesure aussi à notre attrait auprès des financeurs, publics comme privés. J’ai obtenu, à titre personnel d’abord, mais aussi pour mon équipe, un financement de 1,7 million d’euros de l’European Research Council au titre d’ « Advanced Grant » (subvention pour chercheur expérimenté) pour un projet global sur 10 ans touchant aux relations entre marché du travail, marché des biens et commerce international. C’est prestigieux, il y a moins de dix tels soutiens accordés par an en économie pour toute l’Europe et la compétition est très sévère ! Isabelle Méjean, professeur à l’Ecole Polytechnique et membre du CREST a reçu un « Starting Grant » de l’ERC. Le CREST, avec l’X et HEC, bénéficie aussi de la référence de laboratoire d’excellence, un LABEX, dit ECODEC, et reçoit à ce titre un financement d’un million par an, probablement jusqu’en 2022, dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir (PIA). Nous avons aussi des chaires par l’intermédiaire desquelles des partenaires privés soutiennent la recherche.
À ce propos, quel est le budget du CREST ?
Ça n’a pas vraiment de sens de parler du budget global du CREST parce que, si la recherche a un côté collectif, elle est surtout, en pratique, individuelle. Le mode de financement reflète cela : il est multi-source. Il y a des chercheurs payés par l’ENSAE, d’autres par l’X, d’autres par le CNRS. De même, nos thésards bénéficient de bourses ENSAE ou X. On reçoit, en plus du LABEX, des subventions de l’ANR. C’est donc un patchwork.
Et la relation avec l’ENSAE ?
Elle est presque fusionnelle, ne serait-ce parce qu’on partage le même bâtiment ! Mais cela va bien au-delà puisque, comme je l’ai déjà dit, les chercheurs originaires de l’ENSAE y enseignent de manière permanente. Moi-même, je rencontre chaque semaine Pierre Biscourp, directeur de l’école, à l’occasion de la réunion de direction du GENES. Nos relations sont excellentes. Il est membre du comité de recrutement des enseignants-chercheurs et je peux participer à l’élaboration d’enseignements voire du programme des écoles.
Que dis-tu aux élèves pour les attirer vers ton domaine ?
Cela commence par les informer sur la possibilité de faire une thèse. On va le faire maintenant dès la deuxième année, en leur parlant très concrètement de l’apport que cela peut leur donner dans leur future carrière. Car, aujourd’hui, le monde a changé. Dans les grandes entreprises, surtout les grosses multinationales américaines, sortir de Polytechnique et/ou de l’ENSAE, c’est bien, mais cela n’ouvre pas les postes techniques les plus excitants. Il faut pour cela avoir un PhD ! De la même façon, un Master, c’est important, mais, pour réellement avoir des carrières internationales, il faut le doubler d’un MBA quelques années plus tard ! Dans le futur, je pense d’ailleurs que les grandes entreprises favoriseront les allers-retours entreprises/universités pour bénéficier des techniques les plus à la pointe, en particulier en statistique.
Puis, nous essayons de convaincre les élèves que les quatre ou cinq années d’une thèse, conduites en partie en parallèle avec l’école (et payées, on y bénéficie d’une bourse d’environ 2 000 euros par mois), ce n’est pas du temps perdu ! Au contraire, au-delà du sujet, qui est souvent passionnant en soi, on apprend à gérer un projet (une thèse, c’est son projet, sa petite entreprise), à interagir avec d’autres (c’est souvent une équipe), à être innovant. Toutes ces qualités sont appréciées par les entreprises de pointe. Honnêtement, je considère d’ailleurs que c’est une véritable faiblesse des entreprises françaises que de continuer à valoriser plus les diplômes d’écoles que les thèses. J’irai jusqu’à dire, que, si ça continue, cela pourrait devenir dramatique pour elles dans leur capacité à innover.
Au niveau de l’école, on va systématiser cette approche en mettant en place un « PhD track ». Ce sera un cursus de quatre à cinq ans qui donnera un mastère avec des cours intensifs dans le domaine correspondant et qui débouchera ensuite sur une thèse. Je pense proposer aussi aux élèves intéressés, mais encore hésitants à se lancer dans une thèse, une année payée « d’assistanat de recherche », c’est-à-dire de travailler avec un chercheur accompli, pour « voir ».
D’accord, mais faut-il aller plus loin, devenir chercheur ?
Ça, c’est un choix personnel. Moi, je l’ai fait parce que je voulais être indépendant. Il y a une période de ma vie, au début de ma carrière, où j’ai pensé créer une entreprise. Pas du tout dans la recherche économique d’ailleurs : en informatique. Plus tard, j’ai participé à la création d’une entreprise dans l’industrie du vêtement, en 2005 (pour des raisons trop longues à expliquer) ! Tout cela essentiellement parce que je veux être mon propre patron ! Eh bien, il y a de ça dans la recherche : on y a une très grande indépendance intellectuelle. Et comme je l’ai dit, cela se double, quand on est dans l’économie appliquée, comme moi, et comme le CREST, de la satisfaction de pouvoir proposer des solutions concrètes aux problèmes de notre époque et de notre pays. La recherche au CREST c’est deux choses : utiliser les méthodes et les modèles (notamment économétriques) les plus avancés et les plus robustes et, en même temps, avoir le souci de l’application aux problèmes concrets.
Le CREST organise des séminaires. Sont-ils ouverts aux alumni ?
Oui, bien sûr. Le monde académique est ouvert par définition.
Mais j’ai vu les sujets. C’est assez abscons…
Je le concède. C’est le prix de l’excellence. Je l’ai vécu personnellement ; au début de ma carrière, je me suis forcé à aller au séminaire Malinvaud. Au début, je ne comprenais rien… et puis je m’y suis mis petit à petit… Comme je l’ai dit tout à l’heure, il faut pouvoir maîtriser les techniques de pointe pour pouvoir avoir une approche statistique impeccable des problèmes appliqués et porter un avis vraiment éclairé sur la politique économique associée. Il y a de nombreux séminaires avancés, donc difficiles. Il y a aussi des séminaires où on applique ces méthodes à des questions concrètes, l’impact du Brexit par exemple, apparemment plus aisés à aborder. Les anciens de l’ENSAE y retrouveront cette culture des données, de la statistique et de l’économétrie qui leur rappellera leurs années d’école !
[1] Francis a abandonné depuis l’enseignement à l’X, après 18 années, qui devenait trop lourd à porter avec ses autres activités.
[2] Centre d’Accès Sécurisé aux Données.
[3] Filiale intervenant pour des projets d’entreprise en matière de traitement de données massives.
Ce 1er octobre 2018, par une journée fraîche, mais belle, de cet été indien, je découvre le nouveau bâtiment de l’ENSAE sur le plateau de Saclay, que je ne connaissais pas encore. Je suis à l’aise, Francis est un ami de longue date : nous nous sommes connus dès notre premier poste à l’Insee, au début des années 1980 ! Francis est direct, ne mâche pas ses mots et peut devenir très engagé et volubile quand il faut défendre, par exemple, l’utilité de sa recherche !
Je parcours le « centre universitaire » qui est un vrai complexe d’immeubles. Il est beaucoup plus grand et plus varié que je ne le pensais. Le bâtiment de l’ENSAE est un bloc assez massif, fait de vitres habillées de fines poutrelles d’acier. Il est globalement gris mais lumineux en même temps. A l’intérieur, c’est d’une sobriété qui frise l’austérité. Le CREST est logé au quatrième étage (et dans une partie du troisième). Francis, 60 ans, très en forme (il fait encore partie d’une équipe de volley de bon niveau), me reçoit dans son bureau, petit mais probablement tout à fait fonctionnel.
Francis, peux-tu d’abord te présenter pour les lecteurs de Variances ?
Je suis directeur du CREST et professeur à l’ENSAE. Statutairement, je suis inspecteur général de l’Insee, mais je dois avouer que mes relations avec l’Insee, ma maison d’origine, sont maintenant très lâches. Après être sorti de l’X, j’ai fait l’ENSAE en tant qu’administrateur. J’ai commencé à l’Insee dans le département de l’informatique (j’ai voulu à un moment créer une boîte d’informatique), puis j’ai rapidement intégré la division emploi. Le thème du marché du travail et la question fondamentale du pourquoi de notre fort chômage structurel ont dès lors dominé une grande partie de ma vie intellectuelle. En partant de l’intuition que les entreprises étaient la source du problème et de la solution. Ainsi, pour mieux mesurer les comportements des entreprises, nous avons, avec Michel Gollac, Jean-Luc Heller et Michel Cézard conservé le code Siren et Siret dans l’enquête emploi.
Insatisfait de l’économie enseignée à l’ENSAE au début des années 80, j’ai fait de la recherche en sociologie. Puis je suis retourné à l’économie à la fin de ces mêmes années car cette discipline se transformait et devenait bien plus empirique, appliquée. A cette époque j’ai pu rentrer au département de la recherche de l’INSEE et ai commencé ma recherche en économie du travail. Ce département fut intégré à l’ENSAE et constitué en CREST. Ce centre, dirigé par Alain Monfort entre autres, est dirigé par moi depuis 2007. J’y ai continué mes recherches tout en enseignant à l’ENSAE et à Polytechnique[1]. Je tiens énormément à ce que la recherche soit associée à l’enseignement. Depuis quelques années, on peut considérer que ma carrière est devenue celle d’un « académique » exerçant des responsabilités d’organisation de la recherche.
La liste de tes publications dans des revues prestigieuses est impressionnante. Mais est-ce que cela amène à des résultats concrets ?
J’ai toujours eu une approche qui allie l’utilisation de méthodes économétriques de pointe (donc difficiles d’accès) et les questions appliquées, d’évaluation de politiques publiques, par exemple. Et, il importe de diffuser ce type de recherche hors des revues scientifiques. Ainsi, j’ai publié en 2016, avec Philippe Tibi, « Plus de marché pour plus d’Etat » (Editions Eyrolles, avec une préface d’Emmanuel Macron). Ce livre s’adresse à un public large et propose des pistes concrètes pour faire diminuer le chômage. Il est un résumé des quinze dernières années de recherche (et pas seulement des miennes d’ailleurs) dans le domaine de l’économie du travail, du logement et de l’innovation en expliquant les multiples raisons qui freinent la création d’emplois telles que l’accès au logement, à la mobilité, etc. Auparavant, j’avais fait partie de la Commission Attali et j’y avais inspiré des réformes tout à fait pratiques, comme la libéralisation du marché des autobus ou la réforme du permis de conduire. Donner aux jeunes défavorisés des moyens simples et peu coûteux pour se déplacer, cela paraît bête mais c’est leur ouvrir l’accès au marché du travail, surtout dans les zones plus rurales et cela pourrait amener des centaines de milliers de personnes, en particulier les jeunes, à trouver un emploi. On pourrait donner de nombreux autres exemples. Après, ces idées doivent être mises en application, et ça, cela ne dépend plus de nous, les économistes, mais du personnel politique qui doit avoir le courage d’affronter les difficultés à mettre en œuvre les mesures nécessaires, quitte à se confronter au conservatisme des personnes en place.
Un jour, je discutais avec un pompier qui me disait que lui sauvait des vies... Je lui ai expliqué que je pensais en avoir fait presque autant. En effet, j’ai contribué, par mes études empiriques, à démontrer puis à convaincre qu’un « coup de pouce » de 1 % au SMIC entraînait la destruction d’environ 15 000 emplois. Qui dit emplois détruits, dit – malheureusement -- augmentation des suicides. Moi, j’appelle cela un résultat concret !
Parle-nous maintenant du CREST.
Le CREST, c’est gros : environ 80 enseignants-chercheurs à temps plein, plus de 60 thésards et une dizaine d’administratifs ! Il a trois tutelles, le GENES (partagé avec l’ENSAE, l’ENSAI, le CASD[2] et DATASTORM[3]), Polytechnique et le CNRS. Nous sommes donc aussi l’« UMR9194 » (Unité Mixte de Recherche dans la terminologie du CNRS). C’est un centre multidisciplinaire comportant quatre pôles : Economie (où X et ENSAE-ENSAI sont étroitement associés), Finance, Sociologie, Statistique (avec l’ENSAE et l’ENSAI, l’X étant absent de ces trois derniers pôles). Le premier et le dernier sont peut-être les plus importants en taille, mais les deux autres sont essentiels pour les échanges et l’innovation des approches. Nous faisons partie maintenant de « New Uni », le nom provisoire de l’ensemble du plateau de Saclay créé il y a quelques mois (après l’échec de la fusion avec Paris-Sud) et comprenant ENSAE, Polytechnique, HEC, Télécoms, Télécom-Paris-Sud et ENSTA. Et le CREST est un des laboratoires constitutifs de la nouvelle Faculty, dite de « Data Science » et « Information Technology » au sein de cette nouvelle université.
Le CREST a beaucoup changé depuis vingt ans. Au début il était intégré à l’Insee, il a fait ensuite un pas vers le monde académique en rejoignant l’ENSAE. Aujourd’hui, on a gardé le même nom, mais nous sommes devenus une unité académique à part entière, un centre d’excellence, reconnu comme tel ! Il y a deux règles de base pour nos chercheurs : (1) publier dans les revues internationales à comité de lecture (essentiellement anglaises ou américaines), y compris en sociologie ; (2) enseigner au moins 70 heures par an, soit à l’ENSAE soit à Polytechnique. Notre objectif, et nous y réussissons de manière assez impressionnante, c’est de publier (par exemple) pour nos chercheurs économistes, dans Econometrica ou le Journal of Political Economy, ou, pour nos chercheurs statisticiens, dans le JASA ou dans Annals of Statistics.
Notre réussite se mesure aussi à notre attrait auprès des financeurs, publics comme privés. J’ai obtenu, à titre personnel d’abord, mais aussi pour mon équipe, un financement de 1,7 million d’euros de l’European Research Council au titre d’ « Advanced Grant » (subvention pour chercheur expérimenté) pour un projet global sur 10 ans touchant aux relations entre marché du travail, marché des biens et commerce international. C’est prestigieux, il y a moins de dix tels soutiens accordés par an en économie pour toute l’Europe et la compétition est très sévère ! Isabelle Méjean, professeur à l’Ecole Polytechnique et membre du CREST a reçu un « Starting Grant » de l’ERC. Le CREST, avec l’X et HEC, bénéficie aussi de la référence de laboratoire d’excellence, un LABEX, dit ECODEC, et reçoit à ce titre un financement d’un million par an, probablement jusqu’en 2022, dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir (PIA). Nous avons aussi des chaires par l’intermédiaire desquelles des partenaires privés soutiennent la recherche.
À ce propos, quel est le budget du CREST ?
Ça n’a pas vraiment de sens de parler du budget global du CREST parce que, si la recherche a un côté collectif, elle est surtout, en pratique, individuelle. Le mode de financement reflète cela : il est multi-source. Il y a des chercheurs payés par l’ENSAE, d’autres par l’X, d’autres par le CNRS. De même, nos thésards bénéficient de bourses ENSAE ou X. On reçoit, en plus du LABEX, des subventions de l’ANR. C’est donc un patchwork.
Et la relation avec l’ENSAE ?
Elle est presque fusionnelle, ne serait-ce parce qu’on partage le même bâtiment ! Mais cela va bien au-delà puisque, comme je l’ai déjà dit, les chercheurs originaires de l’ENSAE y enseignent de manière permanente. Moi-même, je rencontre chaque semaine Pierre Biscourp, directeur de l’école, à l’occasion de la réunion de direction du GENES. Nos relations sont excellentes. Il est membre du comité de recrutement des enseignants-chercheurs et je peux participer à l’élaboration d’enseignements voire du programme des écoles.
Que dis-tu aux élèves pour les attirer vers ton domaine ?
Cela commence par les informer sur la possibilité de faire une thèse. On va le faire maintenant dès la deuxième année, en leur parlant très concrètement de l’apport que cela peut leur donner dans leur future carrière. Car, aujourd’hui, le monde a changé. Dans les grandes entreprises, surtout les grosses multinationales américaines, sortir de Polytechnique et/ou de l’ENSAE, c’est bien, mais cela n’ouvre pas les postes techniques les plus excitants. Il faut pour cela avoir un PhD ! De la même façon, un Master, c’est important, mais, pour réellement avoir des carrières internationales, il faut le doubler d’un MBA quelques années plus tard ! Dans le futur, je pense d’ailleurs que les grandes entreprises favoriseront les allers-retours entreprises/universités pour bénéficier des techniques les plus à la pointe, en particulier en statistique.
Puis, nous essayons de convaincre les élèves que les quatre ou cinq années d’une thèse, conduites en partie en parallèle avec l’école (et payées, on y bénéficie d’une bourse d’environ 2 000 euros par mois), ce n’est pas du temps perdu ! Au contraire, au-delà du sujet, qui est souvent passionnant en soi, on apprend à gérer un projet (une thèse, c’est son projet, sa petite entreprise), à interagir avec d’autres (c’est souvent une équipe), à être innovant. Toutes ces qualités sont appréciées par les entreprises de pointe. Honnêtement, je considère d’ailleurs que c’est une véritable faiblesse des entreprises françaises que de continuer à valoriser plus les diplômes d’écoles que les thèses. J’irai jusqu’à dire, que, si ça continue, cela pourrait devenir dramatique pour elles dans leur capacité à innover.
Au niveau de l’école, on va systématiser cette approche en mettant en place un « PhD track ». Ce sera un cursus de quatre à cinq ans qui donnera un mastère avec des cours intensifs dans le domaine correspondant et qui débouchera ensuite sur une thèse. Je pense proposer aussi aux élèves intéressés, mais encore hésitants à se lancer dans une thèse, une année payée « d’assistanat de recherche », c’est-à-dire de travailler avec un chercheur accompli, pour « voir ».
D’accord, mais faut-il aller plus loin, devenir chercheur ?
Ça, c’est un choix personnel. Moi, je l’ai fait parce que je voulais être indépendant. Il y a une période de ma vie, au début de ma carrière, où j’ai pensé créer une entreprise. Pas du tout dans la recherche économique d’ailleurs : en informatique. Plus tard, j’ai participé à la création d’une entreprise dans l’industrie du vêtement, en 2005 (pour des raisons trop longues à expliquer) ! Tout cela essentiellement parce que je veux être mon propre patron ! Eh bien, il y a de ça dans la recherche : on y a une très grande indépendance intellectuelle. Et comme je l’ai dit, cela se double, quand on est dans l’économie appliquée, comme moi, et comme le CREST, de la satisfaction de pouvoir proposer des solutions concrètes aux problèmes de notre époque et de notre pays. La recherche au CREST c’est deux choses : utiliser les méthodes et les modèles (notamment économétriques) les plus avancés et les plus robustes et, en même temps, avoir le souci de l’application aux problèmes concrets.
Le CREST organise des séminaires. Sont-ils ouverts aux alumni ?
Oui, bien sûr. Le monde académique est ouvert par définition.
Mais j’ai vu les sujets. C’est assez abscons…
Je le concède. C’est le prix de l’excellence. Je l’ai vécu personnellement ; au début de ma carrière, je me suis forcé à aller au séminaire Malinvaud. Au début, je ne comprenais rien… et puis je m’y suis mis petit à petit… Comme je l’ai dit tout à l’heure, il faut pouvoir maîtriser les techniques de pointe pour pouvoir avoir une approche statistique impeccable des problèmes appliqués et porter un avis vraiment éclairé sur la politique économique associée. Il y a de nombreux séminaires avancés, donc difficiles. Il y a aussi des séminaires où on applique ces méthodes à des questions concrètes, l’impact du Brexit par exemple, apparemment plus aisés à aborder. Les anciens de l’ENSAE y retrouveront cette culture des données, de la statistique et de l’économétrie qui leur rappellera leurs années d’école !
[1] Francis a abandonné depuis l’enseignement à l’X, après 18 années, qui devenait trop lourd à porter avec ses autres activités.
[2] Centre d’Accès Sécurisé aux Données.
[3] Filiale intervenant pour des projets d’entreprise en matière de traitement de données massives.
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