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27 mars 2019
Europe des nations ou Europe des régions ? À propos d’une thèse de Laurent Davezies
Publié par
Francois Meunier
| Avenir de l'Union Européenne
Les revendications indépendantistes en Écosse et en Catalogne ont surpris par leur venue au sein de nations qu’on croyait solidement constituées. Une question importante est de savoir si le fait européen peut avoir d’une manière ou d’une autre facilité une telle tendance centrifuge. Après tout, une communauté politique s’y construit, avec des éléments de souveraineté qui lui sont conférés par les États-nations, et il est fort possible qu’une dynamique d’affaiblissement relatif du niveau national s’y enclenche vers à la fois le niveau communautaire et le niveau régional.
Deux phénomènes me semblent à l’œuvre :
Idées, 2015. Il fait le constat de la dynamique favorable qu’avait permise la forme politique de l’État-nation – dont l’archétype se trouvait jusqu'au 20ème siècle en Europe – assurant une convergence des intérêts régionaux au sein du pays : la proximité géographique bien sûr, mais aussi des effets d’entrainements industriels amont/aval au sein d’un espace économique encore largement fermé. La nation donnait à voir cette même convergence d’intérêts dans les relations entre les métropoles et leur arrière-pays : la région était l’hinterland de la grande ville et entretenait avec elles des liens commerciaux, humains et par conséquent de solidarité. S’ajoutaient à cela des politiques de redistribution à l’initiative de l’État central dans le domaine social et territorial. Elles étaient d’autant mieux acceptées que les transferts de revenus des régions riches (qui concentrent en général les activités économiques) vers les régions pauvres leur revenaient sous la forme de demande de biens et services.
Le risque s’accroit donc d’une polarisation géographique accrue entre régions riches et pauvres, l’État national perdant progressivement les moyens, tant financiers que politiques, de soutenir par son action de redistribution la cohésion de l’ensemble, et par là sa propre légitimité. D’où, selon Davezies, la tentation pour la région riche de faire dissidence. Si cela se combine avec une identité culturelle et historique forte, voire avec des éléments de frustration propre à l’histoire nationale (les Flamands par rapport aux Wallons, les Écossais par rapport aux Anglais, les Catalans par rapport aux Madrilènes), on a les ingrédients d’une tension politique forte en faveur du séparatisme. Il s’agit selon lui d’un séparatisme du riche, un « égoïsme territorial », comme le dit l’excellent titre de l’ouvrage.
On touche certainement ici un point juste. Ce n’est pas en soi l’ouverture vers un espace géographique plus vaste qui est en cause, c’est le fait que l’État-nation n’arrive plus à le contenir. On ne peut sous-estimer par exemple l’extraordinaire tension qui a pesé sur les territoires ruraux et excentrés à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle. J’en veux pour indice l’étonnant réseau ferroviaire qui se montre à celui qui visite la côte méditerranéenne et son arrière-pays alpin, prouvant au passage pour qui en doutait l’extrême richesse du pays au tournant du 20ème siècle. Il maillait le territoire et irriguait dans les deux sens les villes côtières et ce qui était leur hinterland. Or, les villes côtières se sont rapidement ouvertes à un espace plus large, et le chemin de fer n’a progressivement eu pour usage que de vider plus commodément les villages alpins de leurs habitants (l’hémorragie qu’a été la Guerre de 14-18 y a aidé, pour sûr). Mais un tel exode massif, qu’on rencontre partout au sein du pays, a été plus ou moins toléré par les régions qui le subissaient parce qu’il a été suivi à quelque temps de distance par la mise en place d’un système de solidarité entre territoires sous l’égide de la nation. Les solidarités villageoises ou régionales ont été remplacées par des solidarités à l’échelle de la nation.
C’est pourquoi Davezies appelle à faire grimper au niveau européen la redistribution et à favoriser un budget communautaire capable de faire des transferts entre nations et de mieux mutualiser les risques. En clair, l’Europe se substituerait à la nation dans sa fonction redistributrice, comme la nation s’était substituée au niveau local. Elle le fait déjà partiellement, via ses mécanismes d’aide régionale ou agricole, toutefois en préservant complètement le pays comme échelon intermédiaire. Il y a une forte logique : ce très grand « pays » qu’est l’Europe a une économie beaucoup moins ouverte sur l’extérieur et la fonction assurantielle du niveau central retrouve sa force. On sait les réticences politiques que cette préconisation rencontre. Quoi qu’il en soit, si l’Europe construisait un tel pacte social, elle remplacerait – et donc affaiblirait – l’État-nation d’aujourd'hui. Il n’y a donc pas que lenteur à ce que le niveau européen assume cette fonction ; il y a blocage à ce que le niveau national s’en démette.
L’explication est convaincante, mais incomplète. Elle explique bien pourquoi les régions souhaitant faire dissidence sont plutôt des régions riches, n’acceptant plus le pacte redistributif que représente l’échelon national. Mais elle oublie que la tendance à la fragmentation politique concerne au vrai autant des régions riches (Catalogne, Flandre) que moins riches (l’Ecosse, surtout avec la fin du pétrole de mer du Nord), ou même pauvres, comme en France la Corse. D’autre part, le « cosmopolitisme » de certains territoires riches, notamment les grandes métropoles, se fait tout autant avec le vaste monde qu’avec les autres régions européennes, de sorte qu’il n’est pas sûr que la seule solidarité européenne y suffise. Il n’est que de regarder l’Angleterre, pour autant que celle-ci soit une (grande) région et non l’une des quatre nations du Royaume-Uni, et sa campagne sur la question du Brexit. L’un des thèmes récurrents était : pourquoi l’Europe et ses embarras alors que nous pouvons mettre cap au large et tisser ou retisser librement des liens avec les autres régions du monde. C’était, pour les tenants de la sortie, remettre ses pas dans une longue histoire nationale, mais prendre aussi en compte que son hinterland n’avait aucune raison de se limiter à l’Europe, ce qu’historiquement il avait peu été. (Pour nuancer ce point de vue et illustrer la réelle consistance du niveau européen, l’entité qui pouvait sentir le plus d’intérêt à cette stratégie de type singapourien, à savoir Londres, a curieusement vu sa population refuser majoritairement le Brexit.)
Le petit pays bénéficie en effet plus que le grand de l’espace européen et le fait essentiellement sur le dos de ce dernier, parce qu’il reçoit de lui quantité de services publics gratuits. En premier lieu, une bonne infrastructure de transport. Un des exemples de cela me paraît être la ligne de TGV entre Paris et la ville, c'est-à-dire la ville-État, du Luxembourg : elle profite probablement plus au Luxembourg qu’à Paris, sauf pour les riches Parisiens allant là-bas placer leurs fonds. Il a fallu une lourde négociation pour que le Luxembourg fasse davantage que d’en assumer les derniers kilomètres qui parcourent son sol. On pourrait étendre l’exemple à l’énergie, à l’éducation supérieure, etc. Être passager clandestin est une stratégie gagnante : par exemple, adopter des taux d’impôt plus bas que ses (grands) voisins ne fait pas baisser les recettes fiscales. Cela les augmente, par un effet d’attractivité. Le grand pays n’a pas ce choix puisque l’afflux possible de capitaux étrangers s’il adopte une stratégie de taux agressifs reste en tout état de cause minimal au regard de la taille de l’économie. C’est un jeu profondément déstabilisant pour le projet européen, qui conduit comme on le voit à une réduction tendancielle des impôts sur le facteur capital au sein de l’Union et à un appauvrissement des États.
Ainsi la Lorraine, aujourd’hui la région la plus pauvre de la France métropolitaine du point de vue du revenu disponible par habitant, pourrait regarder avec envie son voisin le Luxembourg, 3,2 fois plus riche aujourd’hui selon le même critère, un record de disparité en Europe pour deux régions contiguës. Voici deux régions pourtant proches historiquement et culturellement, et qui l’étaient économiquement au sortir de la dernière guerre ; et toutes deux ont subi de même façon le choc de l’effondrement de la sidérurgie. N’y aurait-il pas le cas d’un indépendantisme lorrain ? Le travail frontalier, si commode pour les Lorrains qui partagent la culture de leurs voisins, en est probablement le substitut, de même que les migrations de main d'œuvre de l’Est vers l’Ouest au sein de l’Allemagne empêchent efficacement le retour à un autonomisme politique des Länder de l’Est, au-delà d’une Osten-Nostalgie. La tension entre régions riches et pauvres se résout partiellement par l’exit, c'est-à-dire par une très forte mobilité des citoyens ; le voice, pour reprendre la distinction fameuse d’Albert Hirschman, ne domine qu’en cas de barrières culturelles fortes au sein de l’espace national.
Il faut insister sur le sujet de la défense et de la sécurité extérieure qui est le gros du service rendu par les grands pays aux petits. L’histoire européenne avait tragiquement montré que la taille géographique et démographique du pays conférait un effet d’échelle décisif en matière militaire et, par voie de conséquence, en matière économique. On l’avait compris dès le 16ème siècle lorsque François Ier et Henri II firent pénétrer leurs armées en Italie, ou lorsque les troupes de Charles-Quint ont pillé la ville de Rome en 1527. Une culture brillante et originale faite de villes-État disparaissait et l’Italie plongeait pour quelques siècles dans le déclin. J’ai toujours été surpris que l’esprit politique le plus aiguisé de son temps, Machiavel, ait davantage centré son analyse sur les moyens au total picrocholins dont disposait une principauté pour l’emporter sur ses pairs, plutôt que sur les moyens, aux fins de garder son autonomie, d’une stratégie d’alliance en se désignant un ennemi commun. L’Allemagne présente aussi ce cas : ravagée par la Guerre de Trente ans, elle a mis deux siècles à construire son État nation face aux attaques de l’Empire espagnol, de Louis XIV et plus tard de Napoléon. (Mais quelle revanche elle a pu prendre ensuite sur ses voisins !) Or voici qu’une communauté politique en formation, l’Europe, devient crédible pour assurer cette fonction pacificatrice, appuyée il est vrai par les États-Unis et la menace que présentait le régime soviétique. Bien que faible militairement, l’Europe pouvait prétendre, glissée entre les deux grandes puissances, assurer un espace de paix, de droit et de normes dans son espace politique. On voyait fréquemment il y a une dizaine d’années des ouvrages usant du mot « empire » pour caractériser le projet européen. Il en retenait deux caractéristiques : la décentralisation et un tabou total sur le développement militaire d’un conflit interne. Il ne lui manquait, et lui manque toujours pour répondre à la définition qu’un centre de pouvoir fort et une capacité de défense commune vis-à-vis de l’extérieur.
Mais au sein de ce petit empire en formation, le maintien d’un grand espace géographique national pour rendre solide le fait politique est moins nécessaire à mesure que les effets d’échelle se font moins sentir. On a probablement là une seconde source importante des forces centrifuges ressenties au sein de l’Union.
Voici un cas qui illustre le paradoxe des régions pauvres. La solidarité nationale compense en même temps qu’elle maintient le retard économique. On est dans la configuration connue sous le terme de « syndrome hollandais » où les transferts nuisent à la compétitivité de l’économie et empêchent l’émergence d’acteurs performants dans les services ou l’industrie. La région se spécialise dans son avantage comparatif : requérir au mieux l’aide de l’État central, ce qui par contrecoup provoque l’irritation des régions contributrices. Le montant des transferts de l’échelon national « achète » la non-défection de la population et surtout de ses élites. Face à cela, une stratégie de croissance est peut-être disponible, qui supposerait une forte mise à distance de la métropole, d’où l’indépendantisme, mais bien sûr au prix dans l’immédiat d’une chute tout aussi forte du niveau de vie.
L’exemple peut paraître extrême, la Corse étant la Corse. Mais l’Italie le connaît avec le Mezzogiorno et l’Allemagne en fait désormais l’expérience douloureuse avec les Länder de l’Est. Ce thème a fait partie du débat politique conduit en Écosse au moment du référendum : voici une région qui, une fois le pétrole tari, n’est pas dans le modèle d’une région riche décrit par Davezies, mais au contraire d’une région qui pâtit dans son développement de l’effet d’aspirateur qu’exercent l’Angleterre et notamment la métropole londonienne. À l’époque des Lumières, si éclatantes dans son cas, l’Écosse avait un poids économique relativement à l’Angleterre bien plus fort. La logique à l’œuvre rappelle par certains traits le fait colonial, même s’il s’agit d’un colonialisme bienveillant puisque les flux financiers jouent au profit de l’Écosse, comme aiment le rappeler désagréablement les politiques de Downing Street.
Au total, la tension centrifuge est plus commune, moins réservée aux régions riches, et peut-être plus légitime que l’indique l’analyse de Davezies. L’Estonie ou la Croatie n’auraient aucune chance de rattraper le peloton européen si elles se voyaient imposer d’un coup le cadre législatif, fiscal et social des grands pays de l’Union, une problématique à garder à l’esprit quand on met en avant les thématiques de l’Europe sociale[1]. Cela exige une gestion politique délicate, parce que c’est souvent l’intégration économique européenne qui met à mal certaines régions, en raison de phénomènes de polarisation industrielle favorisant certaines régions ou pays de l’Europe au détriment d’autres. Car il faut un socle démocratique solide pour que les populations de certaines régions puissent accepter leur sort. L’Europe des transferts et de la solidarité ne peut avancer sans la construction démocratique appropriée, ceci dans l’intérêt même des régions en retard.
[1] C’est pourquoi il est sage, parlant d’un SMIC européen de faire tout sauf un SMIC, c'est-à-dire d’établir un niveau de salaire minimum différent selon les pays – et peut-être selon les régions, s’agissant des grands pays.
Deux phénomènes me semblent à l’œuvre :
- L’affaiblissement du pacte redistributif au sein de l’État-nation,
- L’avantage comparatif que détiennent les petits pays, et donc les régions si elles deviennent nation, dans l’ensemble pacifié que constitue l’Europe.
Idées, 2015. Il fait le constat de la dynamique favorable qu’avait permise la forme politique de l’État-nation – dont l’archétype se trouvait jusqu'au 20ème siècle en Europe – assurant une convergence des intérêts régionaux au sein du pays : la proximité géographique bien sûr, mais aussi des effets d’entrainements industriels amont/aval au sein d’un espace économique encore largement fermé. La nation donnait à voir cette même convergence d’intérêts dans les relations entre les métropoles et leur arrière-pays : la région était l’hinterland de la grande ville et entretenait avec elles des liens commerciaux, humains et par conséquent de solidarité. S’ajoutaient à cela des politiques de redistribution à l’initiative de l’État central dans le domaine social et territorial. Elles étaient d’autant mieux acceptées que les transferts de revenus des régions riches (qui concentrent en général les activités économiques) vers les régions pauvres leur revenaient sous la forme de demande de biens et services.
La richesse, source de dissidence ?
C’est ce « contrat de territoire avec la nation qui est aujourd’hui menacé », nous explique Davezies. D’une part, la mondialisation, et en particulier l’européanisation – dont la « zone-euroisation » – , font que désormais l’arrière-pays est devenu l’Europe entière, et parfois le monde entier, du moins pour les métropoles ou régions les plus productives. Pourquoi Hambourg irait-il trouver en Saxe ce qu’elle peut trouver en Flandre, dans le Guangdong ou en Silésie polonaise ? De même, l’ouverture des frontières fait que les revenus de distribution s’échappent plus à l’étranger qu’ils ne reviennent dans la région contributrice. Quand, au travers du budget national, la Lombardie « subventionne » les revenus des habitants des Pouilles, ce sont souvent les importations allemandes ou chinoises qui en profitent. Le jeu n’est bien sûr pas forcément perdant, la Lombardie pouvant recevoir une demande venue d’Allemagne, et il est même probablement gagnant au total pour les régions riches : il n’y a ici que le mécanisme connu depuis Adam Smith de la division du travail et de son effet favorable sur la croissance. Par contre, deux des éléments constitutifs du pacte territorial – du côté de la production et du côté de la consommation – perdent de leur force.Le risque s’accroit donc d’une polarisation géographique accrue entre régions riches et pauvres, l’État national perdant progressivement les moyens, tant financiers que politiques, de soutenir par son action de redistribution la cohésion de l’ensemble, et par là sa propre légitimité. D’où, selon Davezies, la tentation pour la région riche de faire dissidence. Si cela se combine avec une identité culturelle et historique forte, voire avec des éléments de frustration propre à l’histoire nationale (les Flamands par rapport aux Wallons, les Écossais par rapport aux Anglais, les Catalans par rapport aux Madrilènes), on a les ingrédients d’une tension politique forte en faveur du séparatisme. Il s’agit selon lui d’un séparatisme du riche, un « égoïsme territorial », comme le dit l’excellent titre de l’ouvrage.
On touche certainement ici un point juste. Ce n’est pas en soi l’ouverture vers un espace géographique plus vaste qui est en cause, c’est le fait que l’État-nation n’arrive plus à le contenir. On ne peut sous-estimer par exemple l’extraordinaire tension qui a pesé sur les territoires ruraux et excentrés à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle. J’en veux pour indice l’étonnant réseau ferroviaire qui se montre à celui qui visite la côte méditerranéenne et son arrière-pays alpin, prouvant au passage pour qui en doutait l’extrême richesse du pays au tournant du 20ème siècle. Il maillait le territoire et irriguait dans les deux sens les villes côtières et ce qui était leur hinterland. Or, les villes côtières se sont rapidement ouvertes à un espace plus large, et le chemin de fer n’a progressivement eu pour usage que de vider plus commodément les villages alpins de leurs habitants (l’hémorragie qu’a été la Guerre de 14-18 y a aidé, pour sûr). Mais un tel exode massif, qu’on rencontre partout au sein du pays, a été plus ou moins toléré par les régions qui le subissaient parce qu’il a été suivi à quelque temps de distance par la mise en place d’un système de solidarité entre territoires sous l’égide de la nation. Les solidarités villageoises ou régionales ont été remplacées par des solidarités à l’échelle de la nation.
C’est pourquoi Davezies appelle à faire grimper au niveau européen la redistribution et à favoriser un budget communautaire capable de faire des transferts entre nations et de mieux mutualiser les risques. En clair, l’Europe se substituerait à la nation dans sa fonction redistributrice, comme la nation s’était substituée au niveau local. Elle le fait déjà partiellement, via ses mécanismes d’aide régionale ou agricole, toutefois en préservant complètement le pays comme échelon intermédiaire. Il y a une forte logique : ce très grand « pays » qu’est l’Europe a une économie beaucoup moins ouverte sur l’extérieur et la fonction assurantielle du niveau central retrouve sa force. On sait les réticences politiques que cette préconisation rencontre. Quoi qu’il en soit, si l’Europe construisait un tel pacte social, elle remplacerait – et donc affaiblirait – l’État-nation d’aujourd'hui. Il n’y a donc pas que lenteur à ce que le niveau européen assume cette fonction ; il y a blocage à ce que le niveau national s’en démette.
L’explication est convaincante, mais incomplète. Elle explique bien pourquoi les régions souhaitant faire dissidence sont plutôt des régions riches, n’acceptant plus le pacte redistributif que représente l’échelon national. Mais elle oublie que la tendance à la fragmentation politique concerne au vrai autant des régions riches (Catalogne, Flandre) que moins riches (l’Ecosse, surtout avec la fin du pétrole de mer du Nord), ou même pauvres, comme en France la Corse. D’autre part, le « cosmopolitisme » de certains territoires riches, notamment les grandes métropoles, se fait tout autant avec le vaste monde qu’avec les autres régions européennes, de sorte qu’il n’est pas sûr que la seule solidarité européenne y suffise. Il n’est que de regarder l’Angleterre, pour autant que celle-ci soit une (grande) région et non l’une des quatre nations du Royaume-Uni, et sa campagne sur la question du Brexit. L’un des thèmes récurrents était : pourquoi l’Europe et ses embarras alors que nous pouvons mettre cap au large et tisser ou retisser librement des liens avec les autres régions du monde. C’était, pour les tenants de la sortie, remettre ses pas dans une longue histoire nationale, mais prendre aussi en compte que son hinterland n’avait aucune raison de se limiter à l’Europe, ce qu’historiquement il avait peu été. (Pour nuancer ce point de vue et illustrer la réelle consistance du niveau européen, l’entité qui pouvait sentir le plus d’intérêt à cette stratégie de type singapourien, à savoir Londres, a curieusement vu sa population refuser majoritairement le Brexit.)
Heureux les petits pays au sein de l’Europe
On en vient donc à la seconde explication qui est que le petit pays retrouve des atouts au sein d’un espace pacifié comme l’est l’Europe. Car il faut reconnaître l’indéniable succès économique de pays comme l’Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas, mais aussi l’Autriche et à présent certains pays de l’Est. On pourrait facilement associer le succès économique des pays, en termes de revenu par tête, avec leur taille, l’exception étant peut-être l’Allemagne pour autant qu’on considère sa partie ouest, l’ancienne RFA. Les grands pays, un peu par définition il est vrai, sont ceux qui présentent le plus de disparités entre leurs régions. Quant aux petits pays, ils sont en fait, mesurés à l’échelle de l’Europe, déjà des régions,, munies en plus de prérogatives d’État, et qui montrent à tous leur dynamisme.Le petit pays bénéficie en effet plus que le grand de l’espace européen et le fait essentiellement sur le dos de ce dernier, parce qu’il reçoit de lui quantité de services publics gratuits. En premier lieu, une bonne infrastructure de transport. Un des exemples de cela me paraît être la ligne de TGV entre Paris et la ville, c'est-à-dire la ville-État, du Luxembourg : elle profite probablement plus au Luxembourg qu’à Paris, sauf pour les riches Parisiens allant là-bas placer leurs fonds. Il a fallu une lourde négociation pour que le Luxembourg fasse davantage que d’en assumer les derniers kilomètres qui parcourent son sol. On pourrait étendre l’exemple à l’énergie, à l’éducation supérieure, etc. Être passager clandestin est une stratégie gagnante : par exemple, adopter des taux d’impôt plus bas que ses (grands) voisins ne fait pas baisser les recettes fiscales. Cela les augmente, par un effet d’attractivité. Le grand pays n’a pas ce choix puisque l’afflux possible de capitaux étrangers s’il adopte une stratégie de taux agressifs reste en tout état de cause minimal au regard de la taille de l’économie. C’est un jeu profondément déstabilisant pour le projet européen, qui conduit comme on le voit à une réduction tendancielle des impôts sur le facteur capital au sein de l’Union et à un appauvrissement des États.
Ainsi la Lorraine, aujourd’hui la région la plus pauvre de la France métropolitaine du point de vue du revenu disponible par habitant, pourrait regarder avec envie son voisin le Luxembourg, 3,2 fois plus riche aujourd’hui selon le même critère, un record de disparité en Europe pour deux régions contiguës. Voici deux régions pourtant proches historiquement et culturellement, et qui l’étaient économiquement au sortir de la dernière guerre ; et toutes deux ont subi de même façon le choc de l’effondrement de la sidérurgie. N’y aurait-il pas le cas d’un indépendantisme lorrain ? Le travail frontalier, si commode pour les Lorrains qui partagent la culture de leurs voisins, en est probablement le substitut, de même que les migrations de main d'œuvre de l’Est vers l’Ouest au sein de l’Allemagne empêchent efficacement le retour à un autonomisme politique des Länder de l’Est, au-delà d’une Osten-Nostalgie. La tension entre régions riches et pauvres se résout partiellement par l’exit, c'est-à-dire par une très forte mobilité des citoyens ; le voice, pour reprendre la distinction fameuse d’Albert Hirschman, ne domine qu’en cas de barrières culturelles fortes au sein de l’espace national.
Il faut insister sur le sujet de la défense et de la sécurité extérieure qui est le gros du service rendu par les grands pays aux petits. L’histoire européenne avait tragiquement montré que la taille géographique et démographique du pays conférait un effet d’échelle décisif en matière militaire et, par voie de conséquence, en matière économique. On l’avait compris dès le 16ème siècle lorsque François Ier et Henri II firent pénétrer leurs armées en Italie, ou lorsque les troupes de Charles-Quint ont pillé la ville de Rome en 1527. Une culture brillante et originale faite de villes-État disparaissait et l’Italie plongeait pour quelques siècles dans le déclin. J’ai toujours été surpris que l’esprit politique le plus aiguisé de son temps, Machiavel, ait davantage centré son analyse sur les moyens au total picrocholins dont disposait une principauté pour l’emporter sur ses pairs, plutôt que sur les moyens, aux fins de garder son autonomie, d’une stratégie d’alliance en se désignant un ennemi commun. L’Allemagne présente aussi ce cas : ravagée par la Guerre de Trente ans, elle a mis deux siècles à construire son État nation face aux attaques de l’Empire espagnol, de Louis XIV et plus tard de Napoléon. (Mais quelle revanche elle a pu prendre ensuite sur ses voisins !) Or voici qu’une communauté politique en formation, l’Europe, devient crédible pour assurer cette fonction pacificatrice, appuyée il est vrai par les États-Unis et la menace que présentait le régime soviétique. Bien que faible militairement, l’Europe pouvait prétendre, glissée entre les deux grandes puissances, assurer un espace de paix, de droit et de normes dans son espace politique. On voyait fréquemment il y a une dizaine d’années des ouvrages usant du mot « empire » pour caractériser le projet européen. Il en retenait deux caractéristiques : la décentralisation et un tabou total sur le développement militaire d’un conflit interne. Il ne lui manquait, et lui manque toujours pour répondre à la définition qu’un centre de pouvoir fort et une capacité de défense commune vis-à-vis de l’extérieur.
Mais au sein de ce petit empire en formation, le maintien d’un grand espace géographique national pour rendre solide le fait politique est moins nécessaire à mesure que les effets d’échelle se font moins sentir. On a probablement là une seconde source importante des forces centrifuges ressenties au sein de l’Union.
La solidarité entre régions, jusqu’où ?
Il faut aussi poser une question plus gênante : la solidarité, à l’échelle européenne ou nationale, est-elle vraiment le ciment permettant la coexistence heureuse de régions disparates ? C’est ce que pense Davezies. Pourtant, il faut observer que la région pauvre au sein d’une nation n’a pas toujours ni l’autonomie ni les moyens d’une stratégie de comblement de son retard. L’inégalité semble même s’accroître entre régions d’un même pays. Ceci même dans le cas, et peut-être surtout dans le cas, où la nation redistribue généreusement pour compenser le retard de revenu et notamment pour compenser l’impact des migrations internes vers les régions riches. On montre par exemple qu’une région comme la Corse dispose d’un revenu disponible par habitant proche de la moyenne des régions françaises hors Ile-de-France ; mais par contre que son PIB, c'est-à-dire la richesse produite intérieurement, reste très en retard, sans montrer de signe d’un rattrapage. À l’époque où l’on osait encore calculer des chiffres à fort contenu politique, on voyait que le revenu disponible résultait largement de la contribution des administrations publiques, financée par des transferts en provenance du « continent » à hauteur de 45 % du PIB en 1997, et plus probablement aujourd’hui. Et son déficit commercial consolidé (y compris auprès des autres régions françaises) s’élevait à 37 % du PIB à cette date quand ses exports vers l’étranger n’étaient que de 0,3 % de son PIB.Voici un cas qui illustre le paradoxe des régions pauvres. La solidarité nationale compense en même temps qu’elle maintient le retard économique. On est dans la configuration connue sous le terme de « syndrome hollandais » où les transferts nuisent à la compétitivité de l’économie et empêchent l’émergence d’acteurs performants dans les services ou l’industrie. La région se spécialise dans son avantage comparatif : requérir au mieux l’aide de l’État central, ce qui par contrecoup provoque l’irritation des régions contributrices. Le montant des transferts de l’échelon national « achète » la non-défection de la population et surtout de ses élites. Face à cela, une stratégie de croissance est peut-être disponible, qui supposerait une forte mise à distance de la métropole, d’où l’indépendantisme, mais bien sûr au prix dans l’immédiat d’une chute tout aussi forte du niveau de vie.
L’exemple peut paraître extrême, la Corse étant la Corse. Mais l’Italie le connaît avec le Mezzogiorno et l’Allemagne en fait désormais l’expérience douloureuse avec les Länder de l’Est. Ce thème a fait partie du débat politique conduit en Écosse au moment du référendum : voici une région qui, une fois le pétrole tari, n’est pas dans le modèle d’une région riche décrit par Davezies, mais au contraire d’une région qui pâtit dans son développement de l’effet d’aspirateur qu’exercent l’Angleterre et notamment la métropole londonienne. À l’époque des Lumières, si éclatantes dans son cas, l’Écosse avait un poids économique relativement à l’Angleterre bien plus fort. La logique à l’œuvre rappelle par certains traits le fait colonial, même s’il s’agit d’un colonialisme bienveillant puisque les flux financiers jouent au profit de l’Écosse, comme aiment le rappeler désagréablement les politiques de Downing Street.
Au total, la tension centrifuge est plus commune, moins réservée aux régions riches, et peut-être plus légitime que l’indique l’analyse de Davezies. L’Estonie ou la Croatie n’auraient aucune chance de rattraper le peloton européen si elles se voyaient imposer d’un coup le cadre législatif, fiscal et social des grands pays de l’Union, une problématique à garder à l’esprit quand on met en avant les thématiques de l’Europe sociale[1]. Cela exige une gestion politique délicate, parce que c’est souvent l’intégration économique européenne qui met à mal certaines régions, en raison de phénomènes de polarisation industrielle favorisant certaines régions ou pays de l’Europe au détriment d’autres. Car il faut un socle démocratique solide pour que les populations de certaines régions puissent accepter leur sort. L’Europe des transferts et de la solidarité ne peut avancer sans la construction démocratique appropriée, ceci dans l’intérêt même des régions en retard.
Mots-clé : Europe, régions
[1] C’est pourquoi il est sage, parlant d’un SMIC européen de faire tout sauf un SMIC, c'est-à-dire d’établir un niveau de salaire minimum différent selon les pays – et peut-être selon les régions, s’agissant des grands pays.
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