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11 mars 2019

L’Europe face à Trump

Depuis l’élection de Donald Trump en 2016, la donne géopolitique a complètement changé. Les cartes ne sont pas simplement redistribuées, on n’en connaît pas la couleur à l’avance. En effet, jusqu’à l’élection de Donald Trump, la politique étrangère  américaine était basée sur des valeurs politiques (démocratie), économiques (libre-échange dans un système monétaire dominé par le dollar) et sociales (mode de vie américain). Les valeurs sont très lentes à changer et donnent un point d’ancrage à long terme entre les différentes parties. En théorie des jeux, l’objectif n’est donc pas de gagner ou de perdre, mais de prendre des décisions, parfois à ses propres dépens, pour imposer ses valeurs à long terme. Ainsi, avant l’élection de Donald Trump, la politique étrangère était prévisible dans ce jeu à horizon infini. Désormais, Trump joue pour gagner chaque coup avec un pragmatisme dont il a d’ailleurs clairement fait une politique à part entière.  Comme sa politique ne se fonde plus sur des valeurs, elle devient imprévisible, tant pour ses ennemis que pour ses alliés.

Imprévisibilité face aux ennemis…

Côté ennemi, la Chine est désormais en ligne de mire principale des Etats-Unis. Ses ambitions dans les technologies digitales, son désir de se replacer comme la « Puissance du milieu » et sa puissance militaire (les Etats-Unis et la Chine représentent 55 % des dépenses militaires mondiales) font de la Chine un concurrent hégémonique de poids. Certes le modèle autoritaire est très éloigné de nos démocraties et la rapide expansion économique chinoise a conduit à une mauvaise allocation du capital et une bulle de dette colossale. Mais la Chine s’adapte très rapidement à l’économie de demain. Les Chinois ont notamment du retard de développement dans beaucoup de secteurs. Par exemple, leur dépendance aux Etats-Unis en termes de microprocesseurs les rend très vulnérables. Mais peu savent que les Chinois sont très en avance sur la Fintech avec des flux gérés plus de trois fois supérieurs à la Fintech US, ou que la Chine est le pays le plus avancé dans le déploiement stratégique de la 5G, l’internet ultra-rapide et décisif pour l’avenir. En outre l’utilisation des données personnelles ne pose aucun problème dans un régime autoritaire. Ainsi, la Chine s’est donné les moyens d’accélérer le développement du big data et de l’intelligence artificielle.

La majorité des experts considèrent toutefois que la Chine va devoir plier devant les Etats-Unis car elle est économiquement plus fragile avec notamment sa montagne de dettes à gérer et le ralentissement structurel de son économie. Mais il est bien trop tôt pour savoir qui sortira vainqueur du « piège de Thucydide », expression lancée par Graham Allison dans son livre Destined for War : Can America and China Escape Thudydides’s Trap? Graham Allison utilise en effet le mythe du combat entre Sparte et l’émergente Athènes, gagné par les Spartiates, mais qui a ruiné les deux cités. Si les Etats-Unis restent la puissance dominante, les Chinois semblent adopter face à Trump quelques principes de l’Art de la Guerre de Sun Tzu : « Quand vous êtes capable, feignez l’incapacité. Quand vous agissez, feignez l’inactivité. Quand vous êtes proche, feignez l’éloignement. Quand vous êtes loin, feignez la proximité. » Malgré sa communication assurée, il n’est ainsi pas certain que Trump sorte vainqueur de la guerre hégémonique, simplement parce que la Chine s’inscrit dans un temps long avec des valeurs certes différentes du monde occidental, mais dont la cohérence lui permet de mettre en place une stratégie efficace à long terme.

… et face aux alliés

Côté alliés, l’Europe est enfermée dans sa relation historique de soumission face à la puissance américaine. En effet, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, les Etats-Unis ont offert leur protection militaire et un plan de relance économique d’envergure en échange d’un alignement stratégique européen et d’une ouverture totale des marchés du Vieux continent. Ainsi, contrairement à la Chine, l’Europe n’a jamais pu protéger son industrie naissante du numérique qui ne ramasse que les miettes laissées par les GAFAs américains. Le secteur du numérique manque d’oxygène en Europe, et particulièrement en France où la taille de l’Etat est devenue un boulet pour le secteur privé. En outre, l’Europe reste enfermée dans une vision idéologique du libre-échange qui est déjà morte pour les deux plus grandes puissances du monde et qui a, en partie, nourri la montée du populisme à travers celle des inégalités et des flux migratoires. Sans vision stratégique, sans politique commerciale, sans politique de protection de ses industries naissantes, sans réseau puissant entre ses start-ups et sans institutions cohérentes et efficaces (en dehors sans doute de la Banque centrale européenne), l’Europe accuse déjà un retard inquiétant dans la nouvelle économie informatisée.

Dans ce contexte, l’Europe pèse peu face aux desiderata américains en matière économique. Le secteur de l’automobile est à ce titre emblématique. Le dernier rapport du Département du commerce américain semblerait suggérer une taxe de 25 % des importations dans le secteur automobile. L’Allemagne, terrorisée de voir son secteur exportateur le plus important souffrir d’une telle mesure, a abandonné la partie par avance. Plus généralement, les Etats-Unis n’hésitent pas à condamner les entreprises européennes à de très lourdes amendes si l’opportunité se présente, par exemple dans la finance, secteur stratégique aux Etats-Unis. Ainsi, l’Europe s’attache avant tout à limiter les dégâts économiques plutôt qu’à négocier entre égaux avec les Etats-Unis.

Il faut être réaliste : sans émancipation militaire et stratégique de l’Europe, cette dernière est vouée à continuer de subir la domination américaine. Paradoxalement les attaques de Trump contre l’OTAN pourraient être une occasion unique pour l’Europe de redevenir une puissance militaire et de retrouver une indépendance stratégique. Mais cela nécessitera d’une part du temps et d’autre part une coopération entre les grands pays européens qui reste très difficile. Entre la France, principale puissance militaire de l’Europe de l’Ouest, et l’Allemagne, principale puissance économique, un accord constituerait une avancée formidable pour sortir du déséquilibre de puissance actuel avec les Etats-Unis et la Chine. Mais les deux pays ne se comprennent pas, voire se méfient l’un de l’autre : la France est échaudée par des accords militaires passés qui ont tourné à l’avantage des Allemands en termes économiques tandis que l’Allemagne garde les traces de son non-interventionnisme militaire d’après-guerre et est préoccupée par les déséquilibres chroniques du budget français.

Pour conclure, cette analyse peut paraître pessimiste. Je pense qu’elle est simplement réaliste. L’Europe ne sortira pas rapidement de sa situation de dépendance stratégique vis-à-vis des Etats-Unis. Mais l’enjeu pour l’Europe est de ne pas prendre un retard trop important dans la transformation numérique schumpétérienne qui va avoir un impact économique dans le siècle à venir. L’enjeu est simplement le niveau de vie des prochaines générations. Comment rendre nos institutions et nos organisations plus efficaces, inclusives et favorables au développement économique est un sujet à part entière. Même si l’Europe reste soumise à la nouvelle politique de Donald Trump, elle peut s’appuyer sur des valeurs séculaires favorables au développement économique et elle se doit de remettre sa maison en ordre tant d’un point de vue économique, que politique et sociétal.

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