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17 avril 2007

Pourquoi une identité Européenne, et comment ?

Publié par Entretien avec Philippe Herzog (1964), par Frédéric Gilli (2000) | N° 28 - Ressources Humaines, Richesse Humaine

Entretien avec Philippe Herzog (1964), président de Confrontations Europe, qui vient de publier « Le bonheur du voyage – Ethique, action, projets pour relancer l'Europe » aux éditions Le Manuscrit – www.manuscrit.com -.


Frédéric Gilli – Philippe Herzog, vous venez de publier « Le bonheur du voyage », où vous analysez les conditions contemporaines de la construction européenne. Plus qu’un programme de relance, votre livre apparaît comme un cri du cœur à l’heure où la construction européenne donne l’impression de patiner.

Philippe Herzog – C’est un cri bien sûr, pour dire : attention l’Union européenne est fragile, il faut en prendre soin. La laisser se déliter, ou pire en faire un bouc émissaire, cela peut nous conduire à des drames que l’on ne mesure pas.

Au-delà du cri, c’est donc un appel à l’éthique de responsabilité et à la raison. L’éthique : nous sommes – en France et ailleurs –, en difficulté face à l’altérité. La tolérance, la compassion, soit. Mais dès que nous craignons la mise en cause de nos acquis sociaux, dès que l’on nous demande de quitter le conformisme de la culture nationale, alors problème ! J’appelle à un examen de conscience, à un effort de connaissance des autres, à un changement pour partager.

La raison : on sous-estime cruellement le chemin parcouru depuis 1945. La Communauté européenne n’a pas seulement fondé une paix durable, mais aussi permis une ère de prospérité. On sous-estime aussi l’effort de relance de l’ouvrage entrepris il y a vingt ans. Pour bâtir une Union politique dans le contexte de la mondialisation, le marché unique et l’euro sont un socle nécessaire. Bien sûr il faut des politiques de coopération et de solidarité, mais si cela s’avère si difficile, c’est précisément en raison des égoïsmes nationaux.

Quant à dire que l’Union est échouée sur le sable après le reflux, non. L’élargissement en cours est un immense chantier de progrès à l’Est, et sur bien des sujets le travail continue. Certes au ralenti, mais l’œuvre est de longue haleine.

Une question à ne pas escamoter

FG – Turquie, Traité Constitutionnel, la question de l’identité européenne, au cœur des débats, a pourtant été escamotée. Les questions ont été débattues en référence à des contours historiques plus que par rapport à des projets communs – qui sont pourtant le socle et la définition de ce que sera l’identité européenne de demain : « l’Europe est un voyage ». L’Europe apparaît comme une nouvelle utopie : y a-t-il des valeurs européennes et comment faire éclore une culture européenne ?

PH – D’abord comprenons pourquoi aujourd’hui la question du projet culturel est fondamentale. Ulrich Beck l’explique fort bien, en anthropologue. L’optique nationaliste a prévalu dans l’identité sociale. La nouveauté est le désenchantement qui la frappe, quand la mondialisation englobe toutes les sphères de la vie.

Tout en respectant la nation il faut en dépasser l’horizon. C’est le sens de mon combat pour une nouvelle identité européenne. L’Europe peut et doit donner un exemple et une contribution pour former une société mondiale pacifique. L’identité européenne a toujours été une utopie, écrit Z. Bauman. Il n’est pas question de repli sur une « essence » du passé.

Après Auschwitz nous avons commencé d’apprendre que l’ethnicisation est impossible et qu’il devient impératif de comprendre l’altérité. L’Europe actuelle n’est plus qu’une province du monde, et à la différence des Etats-Unis il n’est plus question d’européaniser le monde. Mais sauf à sombrer la France et l’Europe ont un devoir de mémoire et d’éthique. Sans mémoire, nous sombrons dans le déni de réalité. Sans éthique, c’est le retour à la violence.

Par exemple il faudra réexaminer sereinement l’héritage judéo-chrétien. Je suis athée mais il m’intéresse : lisez René Girard et vous verrez comment les Evangiles sont une réflexion anthropologique essentielle sur la violence et sur les conditions d’une vie commune. Certes, notre société quitte ce bateau, mais comme le montre bien Edgar Morin, l’héritage positif des Lumières n’a pas réussi à résoudre ces mêmes questions. Nous souffrons d’un grand manque d’éthique et nous pataugeons dans la déconstruction et le post-modernisme. Alors travaillons à dépasser cela.

Je me réfère à Hans Jonas qui rappelle qu’une éthique pour l’action repose sur des valeurs et des désirs, et doit prendre appui sur des institutions. L’Europe est une valeur au passé ; au futur elle doit s’identifier à la construction de la paix mondiale, au développement partagé et à l’échange interculturel. Les désirs d’Europe sont là. Le système institutionnel inventé après-guerre a été très fructueux, mais pour demain on doit l’enrichir, passer à une démocratie plurinationale fondée sur la participation.

Entre le monde et la nation

FG – Contre Gordon Brown, pour lequel il n’y aurait rien entre le monde et la nation, vous réaffirmez la place déterminante de l’échelon continental. Certains blocs sont d’ailleurs constitués (Etats-Unis, Chine, Inde), d’autre sont en gestation. Entre le global, le continental, le national et le local, quel rôle l’Europe joue-t-elle dans l’avènement de cette nouvelle géographie mondiale ?

PH – Nos amis anglais aiment le grand large : ils sont plus ouverts que nous. Mais Gordon Brown n’a pas assez creusé les défis de la mondialisation : il joue seulement la compétition, il minimise les besoins et les difficultés de coopération et de solidarité. Voyons les aspects économiques et politiques.

La mondialisation n’est pas simplement une globalisation financière et un grand vent d’échanges : la chaîne de création et de production est désormais d’emblée plurinationale dans de très nombreux secteurs d’activité. La grande nouveauté est donc que le savoir et la technologie se partagent. Pourquoi se forment de grands ensembles économiques ? Parce que partage et coopération sont indispensables pour maîtriser cette mutation et réduire les coûts. Voilà donc la raison d’être économique de l’Union : les auteurs de la Stratégie de Lisbonne l’ont compris. Mais ils ne voient pas assez son rôle comme initiateur de biens publics mondiaux.

Les « blocs » dont vous parlez tentent de poursuivre des politiques de puissance tout en étant foncièrement interdépendants. L’Europe doit viser autre chose : non jouer la puissance politique et militaire, mais plutôt un rôle de passeur et d’union entre les peuples. Voilà notre différence avec la logique Bush ; Chris Patten l’a bien compris.

Crise européenne ou crise d’Etats-nations ?

FG – Votre analyse de la crise européenne commence par celle d’Etats-nations, empêtrés dans des réformes sociales et économiques et qui peinent à adapter leurs différents modèles au monde contemporain. Ajoutant à cette nécessité de réforme une contrainte de convergence, l’Europe est souvent considérée comme le fossoyeur du modèle social Européen. Ce modèle social existe-t-il au-delà d’une collection de systèmes nationaux ?

PH – La Confédération Européenne des Syndicats a bien compris que ceux qui nient la réalité d’un modèle social européen alimentent les risques de repli. Les grandes réalisations du passé – les « modèles » Bismarck, Beveridge, ou français d’après-guerre – ont tous puisé dans un intense brassage européen d’idées et de solidarités.

Et la Communauté européenne, notamment avec Jacques Delors, a innové : elle n’a pas séparé l’économique et le social mais investi l’économique en faisant progresser les droits fondamentaux et le partage (avec les fonds structurels). Les solidarités sont encore bien trop faibles, mais ce n’est pas un Etat-providence et c’est bien ainsi. L’Etat providence national n’est plus un modèle.

Que la France s’examine donc au lieu de chercher des alibis contre l’Europe. Voyez l’éducation qui laisse près d’un quart des jeunes sur le carreau et ne prépare pas la majorité d’entre eux à leur activité de demain. Voyez le marché du travail où le taux d’emploi est le plus bas d’Europe et où la protection est celle du secteur public et de ceux qui ont un emploi : où est l’universalisme ? Que faisons-nous face au défi du vieillissement, dont l’impact sera formidable ? Que faisons-nous face au ralentissement criant de notre potentiel de croissance, base de la prospérité d’hier ?

Cessons d’incriminer l’Union. Elle ne normalise pas le social et la différenciation s’accroît en son sein ; son rôle est de créer la synergie et la complémentarité. Son « libéralisme » n’est pas une lame de fond : il nous pousse surtout à repenser notre gestion publique, notre Etat social, ce qui nous fait du bien.

FG – Vous écrivez, « les réformes des Etats-nations sont indispensables pour construire l’Europe, mais elles ne pourront aboutir sans un espace communautaire plus dynamique avec une Union co-responsable de la croissance et de la solidarité ». Face aux balbutiements de la Stratégie de Lisbonne et aux tabous de la fiscalité et du budget européen, quels pourraient être les contours de la politique économique européenne ?

PH – Critique de la France, je le suis aussi de l’Union, mais sans crier haro sur la Communauté. L’Europe économique est en difficulté. Dans la nouvelle Division Internationale du Travail, écrit Jean Pisani-Ferry, elle est mieux dotée en bâtiments et en machines qu’en cerveaux ! Demain le déclin s’annonce avec le vieillissement et la baisse de la population. Voilà pourquoi je combats l’optique de Gordon Brown : aucun pays d’Europe ne s’en sortira en cultivant son exception.

Le premier effort conséquent pour doter l’Union d’une stratégie a pour nom Lisbonne. Elle vise juste : il faut bâtir une société et une économie de la connaissance ! Que sa conception soit encore limitée et contradictoire, que beaucoup d’Etats membres aient peu fait pour la promouvoir, et que la Commission ne soit pas capable d’impulsion politique, c’est un fait. Mais là encore, au lieu de dénigrer, travaillons et engageons-nous.

Il faut refonder Lisbonne. Pour simplifier, trois objectifs :

1) achever la construction du marché unique en le dotant de réseaux transnationaux d’intérêt général et en l’accompagnant de politiques publiques communes pour promouvoir le couple industries-services (citons : énergie, logistique, information, santé…) ;

2) développer les compétences communautaires pour la recherche, l’éducation et l’innovation, afin de répondre au défi de l’économie de la connaissance ;

3) fonder un modèle de capitalisme européen sur de nouveaux modes de contrôle et de gouvernance des entreprises et de la finance, et des partenariats public-privé.

Je ne développe pas ces points. Tout ceci est un combat. Ce n’est pas la ligne de la Commission, mais elle écoute, et ne sous-estimez pas ses efforts concernant la fiscalité (par exemple pour l’élimination des paradis fiscaux) et le budget. Aucun Etat ne joue un rôle de leader pour aller plus loin. Mon hypothèse est que la mobilisation de la société civile européenne en formation, et sa conjonction avec la Commission et le Parlement européen, peuvent faire avancer les choses. Un autre élément est l’émulation et la comparaison interactive entre les efforts nationaux de réforme des politiques publiques et de l’Etat. A quel horizon aurons-nous des résultats ? Dans les prochaines années si l’on s’y met.

Une question de confiance et de pouvoir ?

FG – Vous le rappelez, les européens n’ont pas confiance dans l’Europe mais ont encore moins confiance dans leurs dirigeants nationaux ! Il s’agit donc de refonder notre modèle démocratique représentatif et l’on comprend que la construction européenne peut être l’occasion de ce basculement historique vers une démocratie participative. Mais comment construire cela?

PH – Les gens s’intéressent à la politique, bien que les grands médias la ravalent souvent en spectacle des ego et de l’impuissance. Les politiques professionnels sont les plus coupables : ils forment une oligarchie qui a totalement accaparé le champ des politiques publiques. Ils campent dans l’Etat, et la démocratie participative n’est qu’un slogan, quand elle exigerait une révolution de l’information et de l’éducation, une rotation des rôles et une diffusion générale des pouvoirs.

Cela dit, il faut aussi mettre les gens devant leurs responsabilités. Participer n’est pas demander toujours une dépense publique supplémentaire en cas de problème. Dire non systématiquement aux projets de réforme n’est pas se sentir responsable de la chose publique. Notre démocratie va mal, nous sommes à un creux de notre histoire. Comme dans le passé, la réhabilitation de la conscience et de l’engagement est possible. Je compte beaucoup sur l’action régionale, sur l’implication des salariés dans les entreprises.

Réveiller le désir d’Europe

FG – Dans les carrières des hommes politiques ou des hauts-fonctionnaires l’Europe n’est souvent qu’un détour dans une carrière. Vous soulignez ainsi que le résultat du référendum de mai 2005 n’a fait qu’accélérer une perte d’influence française en Europe déjà amorcée. . Comment peut-on inscrire Bruxelles dans la géographie du pouvoir français ?

PH – Oui, il y a un gros problème de carrière de nos dirigeants : si devenir président de l’Europe était accessible, si l’Europe était une filière d’excellence dans l’administration, ils se comporteraient tout autrement. Actuellement ils font écran entre les citoyens et l’Europe.

Cela dit un début de prise de conscience de la perte d’influence française apparaît enfin. On doit exiger qu’en 2007 l’Etat soit réformé, de façon à permettre aux citoyens de s’acculturer et de s’impliquer dans l’Union. Le Premier ministre doit en être directement responsable ; l’agenda politique des initiatives de la France doit faire l’objet régulièrement du débat public ; et sur tous les territoires l’accès à l’Europe, l’information, l’éducation appellent des missions et des outils. J’ai remis un rapport au gouvernement avec des propositions précises dès 1998.

La présidence française de 2008 devra faire aboutir les propositions de reprise d’éléments clés du projet Constitutionnel (qui seront faites en 2007). Il faudra gagner les Français à une attitude plus positive sur les élargissements (les Balkans sont une obligation). Et la réforme du budget européen sera à l’ordre du jour : elle peut réussir si nous la justifions clairement par des politiques économiques et de cohésion d’intérêt mutuel.

Nous touchons à nouveau cette nécessité de réveiller le désir d’Europe. On aura compris pourquoi j’appelle au bonheur du voyage : la bataille de l’identité européenne n’est-elle pas une belle aventure ? Et je n’oublie pas que pour les grecs le bonheur résidait dans la vertu.

Autrice

Entretien avec Philippe Herzog (1964), par Frédéric Gilli (2000)

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