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13 octobre 2010

Thomas Coutrot (1978), Co-Président d’ATTAC, Chef du Département des conditions de travail et santé à la DARES

Publié par Propos recueillis par Catherine Grandcoing (1978) | N° 38 - Variances 38

Thomas Coutrot est l’héritier d’une lignée d’hommes engagés dans la vie de leur pays. Son grand-père, Jean Coutrot, ingénieur et industriel féru d’économie et de philosophie, fondateur dans les années 1930 du groupe X-Crise, un courant planiste prônant une troisième voie entre capitalisme et communisme ; Denis, son père, destiné par ses parents à une carrière classique de polytechnicien, mais la guerre rebat les cartes, le possible d’hier n’est plus, Denis écoute le Général de Gaulle, s’engage en 1940 dans la Royal Air Force et devient pilote de chasse.

Pour Thomas, l’engagement fait ainsi partie des gènes familiaux. Mettre sa capacité de réflexion au service de la société et de la lutte contre l’injustice va guider et guide toujours ses choix.

Variances - Comment as-tu choisi l’ENSAE plutôt qu’une autre école à la sortie des classes préparatoires ?

Thomas Coutrot - Sans hésitation. J’étais intéressé par la sociologie et, plus largement, les sciences sociales. Je me voyais bien comme économiste, mais en inscrivant l’économie dans les sciences sociales. Pour moi, c’était naturellement cette formation qui allait pouvoir m’aider à décrypter le fonctionnement de la société dans sa composante économique, que je jugeais, et juge toujours, essentielle. J’ai été un peu déçu : l’ENSAE à l’époque (fin des années 1970) était centrée sur l’apprentissage - certes efficace - des techniques économiques (économétrie, micro et macro économie, …) et laissait trop peu de place, à mon sens, à la réflexion critique sur les mécanismes socio-économiques. Certes, Christian Baudelot participait à notre formation d’hommes et de femmes citoyens, mais il était bien seul. Que faire des techniques si on ne peut les mettre au service de réflexions plus larges, de finalités sociales ?

Peu de temps avant d’entrer à l’école, j’avais adhéré à la Ligue Communiste Révolutionnaire conduite par Alain Krivine. J’avais ainsi trouvé un cadre de réflexion et d’action sur l’évolution de la société et les problèmes sociaux émergents au sortir des Trente Glorieuses. De 1975 à 1988, j’ai contribué à l’analyse économique et sociale au sein de ce mouvement, en rédigeant de nombreux articles sur l’évolution de l’économie française, de l’emploi et du chômage, de la distribution des revenus, des politiques sociales, de la montée des inégalités et de la précarité, des luttes sociales et syndicales…

V. - Quels choix professionnels faistu à la sortie de l’école en 1978 ?

T.C. - Après avoir passé près de deux ans en coopération au Brésil, je rentre en France avec ma femme brésilienne et mes deux enfants. Je fais alors le choix de travailler sur les revenus des Français en entrant au CERC (Centre d’étude des revenus et des coûts), organisme rattaché au Premier Ministre. Le CERC avait été créé en 1965 par le Général de Gaulle suite à la grève des mineurs de 1963, pour appuyer la « politique des revenus », en fait une politique de modération salariale. De manière plus ou moins consciente, en choisissant de travailler sur la distribution des revenus, j’entrais dans un cadre professionnel qui me permettait de mettre mes compétences au service du bien commun. Le CERC n’avait rien d’une officine subversive quand j’y suis rentré, bien au contraire. Mais à mesure qu’on avançait dans les années 1980, et que les politiques néolibérales s’installaient, les « Constats sur l’évolution récente des revenus » que publiait le CERC mettaient en évidence la montée des inégalités, ce qui irritait de plus en plus les gouvernements, de droite comme de gauche. Jusqu’à ce qu’Edouard Balladur décide en 1994 de dissoudre cet organisme, par trop « poil à gratter », que j’avais quitté depuis 1988.

Mon passage au CERC aurait pu n’être qu’un épisode professionnel parmi d’autres pour le jeune économiste que j’étais. Mais ce sujet devait me poursuivre : quelques années plus tard, alors que la suppression du CERC avait fait disparaître la question des inégalités de l’agenda politique, je réagis en militant, et en 1997, avec quelques amis chercheurs, des associations et des syndicats, je contribue à la création du RAI (Réseau d’Alerte sur les Inégalités). Notre objectif était alors d’interpeller les gouvernants et le monde politique pour remettre la répartition des richesses dans le débat social. Nous le faisions à l’aide de notes d’expertise technique, destinées aux mouvements sociaux et aux médias. Nous avons ainsi développé le Baromètre des Inégalités et de la Pauvreté (BIP 40), un indicateur synthétique basé sur les statistiques officielles, qui a provoqué le débat. J’ai ainsi développé cette posture d’expert militant, utilisant mon bagage de statisticien - économiste pour nourrir et faire progresser le débat social.

Interpellé publiquement, l’Insee accepte en 2005 la création au CNIS (Conseil National de l’Information Statistique) d’un groupe de travail sur les inégalités, présidé par Jacques Freyssinet, qui permet de replacer cette question dans le radar du système statistique public. L’objectif du RAI étant largement atteint, nous l’avons depuis mis en veilleuse.

V. - Si nous reprenons le fil de ton parcours, en 1987 tu quittes le CERC, en 1988 la LCR et la France pour prendre un poste d’enseignant- chercheur en économie mathématique à l’Université de Brasilia.

T.C. - Oui, je passe trois ans au Brésil avant de revenir définitivement en France et d’entrer au Ministère du Travail, à la DARES (Direction de l’Animation de la Recherche, des Etudes et des Statistiques). J’y suis aujourd’hui Chef du département « conditions de travail et santé ». A la DARES depuis 20 ans, j’ai contribué à des analyses pluridisciplinaires, croisant regards statistiques, économiques et sociologiques, pour aider les acteurs sociaux et politiques à mieux comprendre les évolutions du travail. Cette activité professionnelle s’est accompagnée d’une maturation de mon engagement militant, avec mon entrée au conseil scientifique d’ATTAC en 1999.

V. - En quoi ta formation acquise à l’ENSAE participe du choix militant qui t’anime ?

T.C. - La forme de mon activité scientifique et militante trouve sa source dans ma conviction que le chercheur a besoin des militants pour se nourrir des ferments du changement social et donner un sens à ses recherches, tout comme le militant doit appuyer son action et ses argumentaires sur le travail et les apports des chercheurs. Ces deux activités sont pour moi deux engagements complémentaires. Je ne crois pas à la neutralité de la science économique, mais à la nécessité d’expliciter les présupposés normatifs qui constituent le fondement de toute démarche scientifique en sciences humaines.

A ce titre, l’ENSAE devrait aujourd’hui renoncer à former la crème des traders, et faire évoluer la formation qu’elle offre pour permettre aux futurs acteurs économiques et chercheurs de contribuer à la réflexion sur le dégonflement de l’industrie financière, aujourd’hui hypertrophiée. Les diplômés de l’ENSAE doivent être capables de redonner du sens à leur métier d’économistes, voire de financiers, dans un monde où la croissance et le consumérisme se heurtent à la question écologique, et où la finance peut et doit redevenir une activité socialement utile. Les réflexions et les choix à venir sur le développement d’une finance responsable, d’une finance alternative, sur les mécanismes d’épargne et d’investissement solidaires… doivent pouvoir s’enrichir des apports des économistes formés par l’ENSAE.

V. - Ce souhait résonne fortement en écho à tes engagements au sein d’ATTAC

T.C. - En effet. Originellement créée par des associations et des syndicats, ATTAC connaît vite une vague d’adhésions individuelles jusqu’à rassembler plus de 30 000 membres en 2002. Aujourd’hui, suite à une grave crise de gouvernance, ATTAC ne compte plus que 10 000 membres mais a retrouvé un fonctionnement apaisé. Elu en décembre 2009 à la co-présidence du mouvement, toute mon énergie militante est aujourd’hui consacrée à rendre à ATTAC sa capacité d’agir et d’influer sur le cours des évolutions sociales et économiques. L’association se veut un espace de convergence, de construction de réflexions et d’actions dans le but de reconquérir les espaces perdus par la démocratie au profit des marchés financiers. Sans objectifs électoraux, qui souvent brouillent le travail de réflexion, ATTAC peut prendre le recul nécessaire et travailler sur le fond des problèmes.

Participer à une large prise de conscience du lien entre capitalisme, consumérisme et crise écologique, faire progresser la réflexion collective sur l’enjeu d’une « justice climatique » , c’est-à-dire l’imbrication entre la préservation de l’environnement et la justice sociale, réfléchir et proposer des sources de financement des politiques de développement des énergies renouvelables et de préservation climatique, au Sud et au Nord… autant de sujets sur lesquels ATTAC réalise un travail d’éducation populaire tournée vers l’action. Nous cherchons à stimuler les prises de conscience individuelles, à mobiliser, interpeller, contester et proposer aux gouvernants des alternatives, des voies de réflexions nouvelles, des opportunités de changer…

V. - De manière concrète, comment s’incarne cette activité de mobilisation ?

T.C. - Un chantier prioritaire pour ATTAC a toujours été de réduire le pouvoir de nuisance de l’industrie financière. Le développement de la spéculation a provoqué la crise grave que l’on connaît. La construction européenne elle-même est menacée. Dans le même temps, le moment est venu de trouver des sources nouvelles de financement pour lutter contre la pauvreté globale, pour éviter le démantèlement des protections sociales, pour mettre en place des actions de lutte contre le dérèglement climatique… Ces financements peuvent être débloqués par une taxation des transactions financières, au niveau global ou européen. Ce qui permettrait, en outre, de stopper l’emballement nocif de l’activité financière. Il faut aussi réfléchir à la démocratisation du secteur bancaire. Nous réfléchissons ainsi et produisons des analyses, des recommandations, des documents pédagogiques pour ouvrir les esprits aux voies alternatives possibles et bénéfiques aux sociétés et à leur fonctionnement démocratique. La crise a ouvert un débat : il est temps de construire les fondations de l’après néo-libéralisme. Il faut reconstruire les solidarités sociales, la coopération internationale, au lieu de privilégier la lutte de tous contre tous. C’est le but du mouvement altermondialiste, ATTAC est au service de ce mouvement, doit l’aider à émerger, le nourrir, lui permettre de construire des alternatives.

Nous essayons aussi de caler notre propre mode de fonctionnement sur les idéaux que nous défendons : démocratie directe, réunions publiques auto-organisées par les adhérents partout en régions, Université d’été largement ouverte, financement de l’association à 95 % par les adhérents eux-mêmes…

V. - Tu as 53 ans, comment se dessinent les années à venir pour le citoyen-économistemilitant que tu es ?

T.C. - Tout d’abord mon présent : 5 enfants, deux grands et trois petits, mon activité professionnelle à la DARES, la co-présidence d’ATTAC avec les enjeux d’efficacité du mouvement qui me tiennent profondément à coeur dans le contexte de crise mondiale que nous vivons, enfin pour incarner mes engagements un livre sorti mi-avril titré « Jalons vers un monde possible ». Dans ces pages, j’ai voulu poser des jalons : après le projet des Lumières et après le projet communiste, qui se sont épuisés, quel projet alternatif de civilisation ? Une société fondée sur la coopération plus que sur la compétition et l’opportunisme est-elle possible ? Je le crois et me bats pour.

Ces trois années de co-présidence d’ATTAC vont représenter beaucoup de travail. Je reviendrai ensuite à un rythme plus calme pour lire, réfléchir, écrire, me rendre utile autant que possible dans ces activités que j’apprécie plus que tout...

Autrice

Propos recueillis par Catherine Grandcoing (1978)
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