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16 avril 2007

La promotion 2005 autour de Colette Laffont

Publié par Olivier Bos (2005) et Guillaume Simon (2005) | N° 29 - Finance, nouveaux risques, nouvelles réglementations

En septembre 2005, les futurs diplômés ont décidé de prendre un nom de promotion. Ensae 1970, Jean-Jacques Laffont avait été admis sur titre en seconde année, ce qui était alors peu courant. Si la maladie ne l'avait pas emporté, il serait probablement devenu le premier français à recevoir le prix Nobel d'Economie depuis les vingt dernières années. Chercheur d'exception, il était aussi un manager de génie et un père de famille accompli. Son épouse, Colette Laffont, nous fait connaître un peu plus celui à qui les diplômés de septembre dernier ont voulu rendre hommage.
Propos recueillis par Olivier Bos (2005) et Guillaume Simon (2005).

Nous nous sommes rencontrés à 18 ans alors que nous étudiions à l'Université de Toulouse, ville où il avait grandi. Il étudiait alors les mathématiques et l'économie, menant en parallèle un double cursus. Cela n'était pas sans lui demander une certaine organisation. Il passait ses examens de mathématiques en juin et ceux d'économie en septembre. Il consacrait son été en partie à ses études d'économie. Malgré la difficulté de l'épreuve il n'échoua jamais à un examen. C’est sous l’impulsion de son père, professeur de gestion à l'Université de Toulouse, qu’il entreprit d’étudier l’économie. Rapidement, son intérêt pour cette matière s’affirma. En 1968 il obtint donc deux maîtrises, une de mathématiques et une d'économie. Malgré les événements qui se produisirent en France en cette fin d'année scolaire, il put passer ces examens sans difficulté.

Cette année-là, un de ses professeurs, M. Robine, lui parla de l'ENSAE et lui conseilla de se porter candidat. Muni de sa double formation, il put y entrer en seconde année. En cette fin d’été 1968, nous nous sommes alors mariés et installés non loin de l'ENSAE, rue de Montmorency, au dessus de l'auberge “Au duc de Montmorency”. C'est cette année-là qu'il rencontre Guy Laroque (ENSAE 1970). Ensemble, ils rencontrèrent Edmond Malinvaud (ENSAE 1948) et Paul Champsaur (ENSAE 1968) respectivement comme professeur et assistant d'économie. En dernière année de l'ENSAE, ils commencent avec Guy Laroque à traduire “Théorie de l'équilibre général et économie du bien-être” de J. Quirk et R. Saposnik. Il souffrit beaucoup de cette traduction et à l’issue de celle-ci conclut à juste titre « Plus jamais je ne traduirai de livre, dorénavant je les écrirai moi-même ». L’avenir lui donna raison avec plus de 200 publications scientifiques et près de vingt ouvrages. Diplômé de l'ENSAE, il devient assistant de mathématiques à l'Université Paris IX-Dauphine. Il comprend alors que cette situation ne lui conviendra qu'un temps. Il multiplie donc les candidatures dans les Universités Américaines et les dossiers de demandes de bourses.

De l’ENSAE à Harvard

C'est ainsi qu'il entre à Harvard en septembre 1972 en première année de PhD qu'il obtient en juin 1975 sous la direction de Kenneth Arrow. Nous habitions alors près de la Charles River à Cambridge. La première année du doctorat était composée essentiellement de cours. C'est à Harvard qu'il rencontre Jerry Green, un de ses futurs co-auteurs, assistants d'économie, mais aussi Eric Maskin (professeur à Princeton) avec qui nous sommes restés très proches, Bob Cooter (professeur à Berkeley) et Elhanan Helpman (professeur à Harvard) qui sont ses camarades de classes d’alors. Jerry Green dira plus tard qu'il était enthousiaste d'enseigner dans cette classe qui était sa première, et qu'il n'en connut jamais de pareille.
Il fait donc sa thèse en presque deux ans. A l'époque il est sursitaire pour le service militaire et ne peut repousser la date d'échéance au delà de ses 27 ans. C’est une motivation supplémentaire pour achever sa thèse rapidement. Sur l’instant, il se disait qu'il n'avait pas fait une thèse de très bonne qualité. Il avait en effet relié plusieurs articles scientifiques, ce qui n'était pas si courant à l'époque – c'est aujourd'hui la norme au Etats-Unis et de plus en plus en Europe. Finalement, sa thèse est récompensée en 1975 par le prix Wells, attribué à la meilleure thèse d'économie à Harvard, ce qui lui fait comprendre le contraire...

Il décide de partir faire son service militaire en coopération. Par chance, il a une place pour l'Université de Montréal où il rencontre un autre de ses futurs co-auteurs, Marcel Boyer. Il y finit de rédiger sa thèse qu’il soutient en 1975. Il a alors plusieurs propositions aux Etats-Unis mais préfère rentrer en France. Il devient chargé de recherche du CNRS au laboratoire d'économétrie de l'Ecole Polytechnique dirigé alors par Claude Henry. C'est là qu'il fait la connaissance de Jacques Crémer (Directeur de l'IDEI) mais aussi Nick Stern (Economiste en Chef à la Banque Mondiale). Alors que la décision de déplacer l'Ecole Polytechnique à Palaiseau vient d'être prise, il insiste auprès de Claude Henry pour que le laboratoire demeure au centre de Paris, rue Descartes, et ainsi ne pas perdre en échange intellectuel. Tout cela se déroule entre 1975 et 1977. Cette année là, Paul Champsaur qui était devenu directeur des Etudes de l'ENSAE prend connaissance d'un texte qui permet aux détenteurs d'une thèse étrangère de passer l'agrégation du supérieur pour devenir professeur et en parle à Jean-Jacques. Jusqu'à cette date, il était nécessaire de posséder une thèse française. Evidemment Jean-Jacques se refusait à passer une seconde thèse ! En 1977, il devient le premier candidat et lauréat de l'agrégation avec une thèse étrangère. Arrivé second, il peut décider assez librement de son choix d'Université. Habitant à Paris, le poste le plus proche qu'il obtient est Amiens. Il connaît alors un passage au purgatoire... Il est très mal accueilli à Amiens, et même sifflé en amphi. Le parti pris politique de certains les rendait sourds à toutes discussions économiques dès lors qu'elles comportaient des équations. Il demande alors sa mutation à Toulouse.

Le choix de l’Université de Toulouse

Il est vrai que beaucoup ne comprenaient pas qu'il préfère aller à Toulouse plutôt qu'à Paris. Son objectif n'était pas seulement de retrouver son pays natal, mais aussi de relever un nouveau défi. « Mon Amérique à moi c’est Toulouse » disait-il ! Toulouse n’était pas le haut lieu de la recherche en économie qu’il est aujourd’hui. Il voulait tout bâtir à partir de très peu. Il crée ainsi le GREMAQ (Groupe de Recherche en Economie Mathématiques et Quantitative) en 1981 puis met sur pied le magistère d'économétrie. C'est cette année-là qu'il rencontre Jean Tirole, jeune étudiant, dans un congrès au Brésil. Elle marque le début d’une longue amitié et d’une aventure scientifique (25 articles et deux ouvrages majeurs) couronnée par le Prix Yrjö-Jahnsson en 1993 décerné par l’Association Economique .Il fut invité plusieurs fois aux Etats-Unis, notamment en 1987-88 où nous sommes allés à Caltech. Même s'il n'y enseigne pas, il va alors régulièrement à la rencontre des étudiants pour leur donner des conseils mais également pour discuter avec eux. Il aimait beaucoup ces échanges. L'automne suivant nous sommes retournés à Harvard.

Rempli d’audace, il met toute son énergie et son charisme pour créer l'IDEI (Institut d’Economie Industrielle). Il souhaitait créer un nouveau type d’institut, passerelle entre les entreprises et les universités. Il avait compris qu'il y avait une demande inassouvie pour un champ de recherche : d'une part des entreprises qui souhaitent bénéficier des conseils d'économistes talentueux pour s’adapter à un environnement économique en continuelle mutation, d'autre part des économistes qui peuvent retirer de nouvelles pistes de réflexion de ces échanges fructueux avec les industriels. C'était un double échange qui n'existait pas alors et qu'il fallait mettre en place. Pour créer l'IDEI il ne bénéficie d'aucune aide publique, tout est créé en partenariat avec les entreprises. Les deux premières à lui faire confiance sont France Télécom et EDF. Petit à petit, l'Institut a prospéré et grandi. Il voulait faire de Toulouse un pôle mondial de l'économie.

Un pôle mondial de l’économie, hors des schémas traditionnels

Jean-Jacques consacrait le plus de temps possible à sa famille. Nous partions à la mer et au ski, sans téléphone, ni ordinateur. C’étaient des moments intenses et privilégiés de bonheur. Il a eu une vie bien remplie. Il aimait la vie et savait si bien allier plaisir et travail, détente et réflexion, que ce soit en famille, ou entre amis. Il vivait chaque instant intensément, comme si son temps était compté. Il voulait tout apprendre, tout découvrir, tout voir : plongée sous-marine, tennis, peinture, golf, philosophie, œnologie… En bon toulousain il se passionnait pour le rugby qu’il pratiqua quelques années. Il assistait aux matchs et aimait l’esprit du rugby.

En même temps que l'IDEI naissait, il créa l'école doctorale MPSE, Midi-Pyrénées School of Economics. Cette école doctorale, qui est en partie financée par la région Midi-Pyrénées, a vite acquis une renommée internationale. Pour cela, il a imposé aux enseignants que tous les cours soient donnés en anglais. Il a ainsi des anciens étudiants dans le monde entier. Préoccupé par les problèmes de développement, il a été ravi d’être contacté par la Banque Mondiale. Il y voyait l’occasion de lier la théorie à la pratique, « pour rendre le monde un peu meilleur ». Au lieu de consacrer son énergie à la seule action demandée par la Banque Mondiale, il a aussi enseigné dans les pays qu’il a visités et aidés. Il souhaitait participer à la formation des élites des pays émergents, ce qu’il fit.

Il voyait le CNRS comme un organisme très mal organisé, qui n'était pas assez ouvert aux jeunes, gardant à vie des personnes qui au bout d'un certain temps n'avaient plus envie de se consacrer à la recherche. Les rémunérations offertes étaient trop faibles pour inciter les meilleurs à rester en France, notamment pour qu'ils puissent vivre décemment s’ils désiraient revenir après un séjour long à l'étranger. Il considérait cela comme un énorme potentiel non exploité : ceux qui partaient revenaient de moins en moins. Cela était aussi un des objectifs de l'IDEI, permettre le retour des chercheurs français. Pour les faire venir, il était nécessaire de leur donner un salaire équivalent à celui qu'ils avaient ailleurs. Pour cela l'IDEI est un parfait complément financier des postes universitaires et du CNRS. C'est de cette manière que Jean Tirole est revenu en France, quittant le MIT. Il croyait également en les vertus de la concurrence, sujet sur lequel il a beaucoup travaillé. Mais le nombre de sujets de recherche qu'il a abordé est assez élevé.

Enseignement supérieur, recherche : oser évoluer !

Alors qu'il était encore à l'ENSAE, nous avons voyagé dans la Vallée du Rhône. Il aperçoit alors les rejets des raffineries. Cela lui inspira les effets externes, premier thème pour lequel il se passionnera. Il ne courait pas après les décorations, mais s'il recevait le prix Nobel, il souhaitait utiliser son influence d'alors pour améliorer la recherche et l'enseignement dans le supérieur en France. Il aurait aimé participer à cette réforme. Mais on ne lui en n'a pas laissé le temps. En 2002, la maladie s'est déclarée. Il a démissionné de l'IDEI et nous sommes allés à l'USC aux Etats-Unis. Il y a été professeur et s'y est fait soigner. S'il avait pu être présent à la cérémonie de remise des diplômes, il vous aurait sans doute dit d'avoir de l'audace ! Qu'il faut persévérer dans vos objectifs, approfondir vos questionnements en étant toujours rigoureux dans vos analyses, ne pas avoir peur d'ouvrir des voies nouvelles et de défendre vos convictions. Il a toujours dit ce qu'il pensait, les gens lui en étaient reconnaissants. Il vous aurait également dit qu’il est nécessaire de répéter ses interventions, de les préparer afin d'être le plus clair possible, plus on domine un sujet et plus on est clair.

Madame Laffont est à l’initiative de l’Association Jean-Jacques Laffont (jjlaffont.org) dont l’objectif est la promotion de l’éducation de haut niveau en économie, notamment au profit d’étudiants de pays émergents. Elle entend ainsi prolonger l’œuvre de Jean-Jacques Laffont, qui a été un professeur enthousiaste et qui a consacré beaucoup de ses dix dernières années aux problèmes des pays en voie de développement.
L’Association utilisera les fonds qu’elle recueillera en priorité pour fournir des bourses à des étudiants en provenance de pays émergents qui poursuivent un doctorat dans Ecole Doctorale MPSE de Toulouse.

Autrice

Olivier Bos (2005) et Guillaume Simon (2005)

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