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28 septembre 2003

L’économie des réseaux

par Nicolas Curien, ancien directeur de lENSAE (1989-1992), professeur d'économie au CNAM.


Les réseaux sont essentiels au fonctionnement des sociétés et des économies modernes. Qu'il emprunte le métro, allume une ampoule électrique, regarde la télévision, ou surfe sur le Web, chacun de nous entretient quotidiennement des rapports permanents avec des réseaux multiples. Ces objets, médiateurs sociaux ou supports de transactions commerciales, présentent des caractéristiques spécifiques qui n'intéressent pas que l'ingénieur : économistes, géographes, sociologues, etc., accordent en effet aujourd’hui une attention toute particulière aux réseaux, qui constituent une champ d'études à la fois important et fructueux dans ces différents champs des sciences humaines. Qu'en est-il pour l'économiste ?

De l'interconnexion à l'intermédiation

Le vocable réseau évoque en premier lieu l'interconnexion d'équipements complémentaires, coopérant entre eux afin de transporter des flux -de personnes, de matière, d'énergie ou d'information- et d'acheminer ces flux d'une origine vers une destination. Ce sont l'organisation physique et l'inscription dans l'espace, en un mot la topologie, qui dominent dans cette « vision de l'ingénieur » l'infrastructure Est﷓elle maillée ou arborescente, les flux sont-ils descendants ou remontants dans la hiérarchie du réseau, s'écoulent﷓ils de point à point ou de point à masse ?
Elargissant ce point de vue topologique, l'économiste ouvre un angle complémentaire, en tournant le projecteur vers la fonction d'intermédiation des réseaux : ceux-ci ont en effet pour finalité de mettre en rapport des fournisseurs et des consommateurs de certains biens et services : transport de voyageurs ou de fret, fourniture de gaz ou d'électricité, services de communication ou d'information, etc. Le réseau est alors regardé comme le lieu de concrétisation d'une intermédiation économique : il est, sur des marchés, l'instrument d'une allocation de ressources.
Dans l'analyse des réseaux, les paramètres techniques, dont l'ingénieur est familier, ne peuvent être séparés des caractéristiques de marché, étudiées par l'économiste, car les premiers contribuent à déterminer les secondes, qui en retour agissent sur les premiers : c'est de cette interaction que se nourrissent les phénomènes de "déréglementation" qui bouleversent l'organisation de plusieurs secteurs en réseau, hier en Amérique du nord et aujourd'hui en Europe. Il en résulte que, pour préparer et conduire ces mutations, l'économiste, le régulateur ou l'aménageur se doivent d'écouter l'ingénieur et le gestionnaire ; réciproquement, ces derniers ne peuvent penser l'avenir d'un réseau en termes purement technologiques ; il doivent reconnaître que les phénomènes économiques et réglementaires sont, eux aussi, porteurs de modifications morphologiques. Mais qu'est﷓ce que la morphologie ?

De l'infrastructure aux services

Traditionnellement, la morphologie d'un réseau s'analysait en correspondance avec les techniques mises en ceuvre dans l'exploitation. Cette conception cybernétique de la morphologie était essentiellement centrée sur la circulation des flux physiques et la fonction d'interconnexion ; elle n'accordait de ce fait guère de place à la fonction d'intermédiation, notamment aux flux d'information qui permettent d'assurer cette fonction. Le développement de l'informatique et des télécommunications, ainsi que leur utilisation croissante dans la commande des réseaux, conduisent aujourd'hui à une représentation morphologique différente, dans laquelle le réseau est stratifié en « couches » superposées.
Dans la plupart des analyses, on peut se contenter d'une représentation morphologique agrégée, ne comportant que trois couches : l'infrastructure, l'infastructure, et les services.

1 . L’infrastructure se compose des équipements qui forment l'ossature du réseau (le hardware). Dans les grand s réseaux techniques, on distingue typiquement l'infrastructure longue distance, généralement maillée, et les infrastructures locales, le plus souvent arborescentes.

2. L’infrostructure est constituée des services de contrôle﷓commande (le software), dont la fonction est d'optimiser l'utilisation de l'infrastructure et de piloter les flux qu'elle transporte. Ces services sont "intermédiaires" au sens économique du terme, c'est﷓à﷓dire qu'ils sont auto﷓consommés par le réseau, afin d'assurer son propre fonctionnement ; l'infostructure est souvent couplée aux infrastructures longue distance, car le degré de liberté dans l'acheminement des flux y est plus élevé que dans les infrastructures locales.

3. Les services se rapportent aux prestations finales assurées par le réseau, dont la vocation



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Figure n°1 : Techniciens France Telecom auu CIRTV. Photo : France Telecom


est de fournir des offres différenciées, adaptées aux différentes catégories de clientèle. Ces services finals, tout comme les services intermédiaires de l'infostructure, utilisent comme support les infrastructures du réseau, et plus particulièrement les installations de desserte locale, qui se situent au contact de la demande finale.

L’analyse morphologique des réseaux aide notamment à mieux comprendre les mutations en cours de leur organisation industrielle. La déréglementation des réseaux, c'est﷓à﷓dire la libéralisation totale ou partielle de marchés historiquement tenus par des monopoles publics ou privés, ne porte pas en effet de la même façon sur les trois couches morphologiques. L'exemple des télécommunications montre que, dans la couche d'infrastructure (transmission et distribution locale), les économies d'échelle et l'irréversibilité des investissements limitent encore l'extension de la concurrence, tandis que dans les couches d'infostructure et de services ' étroitement liées entre elles par "l'intelligence" des réseaux, l'exigence d'adaptabilité aux besoins diversifiés des usagers entraîne une ouverture concurrentielle beaucoup plus large.

Clubs et congestion

Les réseaux relient entre eux p us leurs opérateurs d'infrastructure, ainsi que des opérateurs de services, à de nombreux consommateurs. Ils sont ainsi le siège d'influences mutuelles, entre les fournitures des opérateurs, d'une part, et les consommations des usagers, d'autre part : ils engendrent des externalités.
On distingue les externalités positives et négatives, selon que l'effet d'interaction accroît où diminue l'utilité que le consommateur retire de sa consommation, ou encore le profit que le producteur retire de sa production. Ainsi, le raccordement d'un nouvel abonné au réseau téléphonique accroît l'utilité des abonnés existants : l'externalité est positive. Une voiture supplémentaire sur le boulevard périphérique à Paris renforce la congestion, augmente le temps de trajet, et donc la désutilité des automobilistes : l'externalité est négative.
Une autre distinction utile sépare les externalités directes des externalités indirectes. L’externalité est directe lorsque l'influence correspondante s'exerce sans intermédiaire, indirecte dans le cas contraire. Le raccordement téléphonique et la congestion routière engendrent des externalités directes. Mais les réseaux donnent également lieu à des externalités indirectes entre consommateurs, par l'intermédiation de variables liées à la production des services. Ainsi, l'utilisateur du Minitel bénéficie indirectement de la présence des autres utilisateurs, dans la mesure où un parc de terminaux plus étendu permet aux serveurs de mieux rentabiliser leur activité, les incitant à offrir une gamme de prestations plus étendue.
Les effets de club, directs ou indirects, jouent un rôle fondamental dans l'émergence, la croissance, puis la saturation des réseaux de télécommunications. Ces effets créent d'abord une résistance à l'amorçage, un club trop petit n'exerçant guère d'attrait auprès de la clientèle potentielle puis, une fois le mouvement enclenché, ils stimulent au contraire le développement d'un réseau, un club en expansion attirant de nouveaux membres selon un phénomène de "boule de neige". C'est clair dans le secteur des télécommunications, mais cela est vrai aussi par exemple du transport, où l'augmentation du nombre des automobilistes sur le réseau routier a conduit à ouvrir des garages, à améliorer la signalétique, à fabriquer des cartes, initiatives qui améliorent le confort du consommateur circulant sur le réseau.

Effets externes

Les externalités évoquées jusqu'ici sont intra﷓sectorielles en ce sens qu'elles ne concernent que les acteurs, producteurs ou consommateurs, du secteur en réseau considéré. Les réseaux sont également à l'origine d'externalités extra﷓sectorielles, constituées de l'ensemble des effets externes" qu'ils produisent sur le reste du système économique et social.
L’exemple classique est celui des effets d'un tracé autoroutier sur la valeur des terrains des riverains. Mais, plus généralement, tout réseau est la source d'une externalité extra﷓sectorielle par le degré d'accessibilité aux services qu'il fournit, dès lors que la consommation de ces services est une condition nécessaire à la consommation d'autres services, extérieurs au réseau. Ainsi, par exemple, l'accès aux soins médicaux bénéficie d'externalités positives, indirectes et extra-sectorielles, en provenance du réseau téléphonique (appels d'urgence), du réseau postal (courrier avec la sécurité sociale) du système route / automobile (accès aux hôpitaux, centres de soins, cabinets médicaux).

Un



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Figure n°2 : Câblage CIRTV - Albertville. Photo : France Telecom


réseau dont le taux de pénétration est insuffisant, ou qui présente d'importantes inégalités de desserte, engendre une externalité négative, en pénalisant les consommations ou les productions dans les zones qu'il laisse dans l'ombre. Inversement, un réseau 11universel", dont l'accès est généralisé, produit une externalité positive, puisque des offreurs externes peuvent s'appuyer sur ce réseau pour fournir leurs propres services à la collectivité dans son ensemble : la connexion à un réseau universel correspond à une sorte de norme technique, économique, ou sociale. Dans les pays développés, le réseau postal et le réseau téléphonique sont dans ce cas ; le système automobile c'est-à-dire la combinaison route-automobile, constitue en France un réseau en voie d'universalisation.

Une externalité positive est créatrice d'une valeur, une externalité négative engendre un coût, dont la collectivité bénéficie, ou dont elle pâtit. En l'absence de procédures "d'internalisation", ce coût ou cette valeur engendrent des inefficacités. L'internalisation des externalités de réseau met en jeu un ensemble d'acteurs : les usagers, qui sont émetteurs ou récepteurs d'externalités ; les opérateurs de réseaux et de services, éventuellement eux-mêmes émetteurs ou récepteurs, et dont les politiques de tarification et d'équipement traduisent une plus ou moins grande intérnalisation des externalités ; enfin, les régulateurs, investis par la puissance publique ' dont l'objectif est d'évaluer les externalités et d'organiser un mode d'internalisation qui incite les opérateurs et les usagers à les prendre en compte.
Quelle est l'influence des réseaux et de leurs externalités, plus ou moins internalisées, sur la structure et la performance des marchés ?

Réseaux et marchés

Bien que l'analyse dans ce domaine soit encore balbutiante, la théorie économique s'intéresse aujourd'hui aux réseaux, en tant que structures qui donnent une forme aux relations entre les agents économiques, trames qui polarisent ces relations. En cela, le réseau s'oppose au marché parfait de la théorie néoclassique, où les relations sont, par hypothèse, anonymes et isotropes. Le réseau est essentiellement associé à la concurrence imparfaite car, générateur ou modérateur de coûts de transaction entre les partenaires économiques, il contribue à façonner les structures de marché. Ceci est particulièrement vrai des réseaux de communication : réseaux de transport qui relient des agents et des lieux, réseaux de communication qui véhiculent l'information sans laquelle les transactions seraient privées de sens.
La place tenue par les réseaux dans les préoccupations de l'économiste est d'autant plus importante que le progrès technique fait pénétrer l’économie dans une ère nouvelle, dans laquelle les coûts de réplication des biens et services sont de plus en plus faibles vis-à-vis de leurs coûts initiaux de conception. Dans un tel contexte, les réseaux seront amenés à jouer un double rôle.

- Sur des marchés relativement concentrés, où les entreprises seront conduites à partager des coûts fixes importants aux stades pré﷓compétitifs de la recherche fondamentale et du développement des produits, ils tisseront la trame coopérative nécessaire à la réalisation de transactions complexes, reposant sur des échanges d'information sophistiqués.

﷓ Sur des marchés où les coûts de reproduction, devenus négligeables, rendront le signal-prix quasi-inopérant en tant qu'instrument d'information et de sélection dans la confrontation de l'offre et de la demande, une connexion directe devra s'établir entre producteurs et consommateurs ; une médiation personnalisée à travers le réseau se substituera à la médiation anonyme à travers le marché : le réseau apparaîtra comme l'outil adapté, d'une part, pour discriminer les clients selon leur disposition à payer, et ainsi récupérer les coûts fixes, d'autre part pour guider l'offre vers les productions désirées par la demande.

On entrevoit alors comment les fonctions organisatrices des réseaux confèrent à ces "objets" un statut un peu singulier au regard de la science économique : vus en tant qu'équipements "physiques" d'interconnexion et services rendus aux utilisateurs, ils appartiennent conceptuellement à la catégorie des biens et des services ; mais regardés en tant qu'infrastructures "logiques" d'intermédiation économique, ils ressortissent plutôt à celle des institutions, à l'instar du cadre juridique qui définit, sur un territoire déterminé, les règles de la concurrence. Au premier titre, ils relèvent de i économie de marché ; au second, de l'économie publique.

Nicolas Curien Décembre 1997

Autrice

Nicolas Curien

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