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28 mars 2003

Retraites: le doux mirage du statu quo

Publié par Alexandre COLLARD (1998) et Arnaud MEZIERES (1998), Actuaire IAF, IEM-ACTUARIA SA | N° 19 - Le Risque vieillesse

L'approche des élections présidentielles va peut être remettre la douloureuse problématique des retraites au cœur du débat. La kyrielle de rapports publiés sur cette question au cours des dernières années fait qu'il est devenu difficile d'en ignorer les termes. Mais si l'on s’accorde sur l’importance des évolutions négatives à venir, nous sommes loin d'avoir atteint un consensus sur la réforme elle-même.


Plus inquiétant encore, une nouvelle tendance s'est fait jour récemment, qui prône le statu quo. Ce n'est donc plus seulement la recherche d'une solution, qui fait problème, mais le constat lui-même ! Le danger n'est pas dans l'émergence de cette position – qui a toujours vaguement existé – mais dans le fait que le conservatisme en matière de retraite trouve aujourd'hui dans la théorie – ou fait semblant de trouver – des éléments pour se renforcer. De ce point de vue, deux arguments ont récemment fait flores, et il nous semble intéressant de les examiner, en les confrontant à la réalité de la réforme des retraites dans des pays exotiques.

"LA CROISSANCE PAIERA".

Le premier de ces arguments récemment développés – avec une méthodologie et un objectif qui ne relevaient pas de l'Académisme - est que la difficulté des régimes de retraite pourrait trouver dans la croissance de l'économie une solution totale ou partielle. Le raisonnement se résume ainsi : "si la croissance économique est plus forte que l'augmentation du poids des retraites dans le PIB, il est possible de ne pas contrarier cette dernière tout en faisant augmenter en valeur réelle le PIB par tête des actifs." En d'autres termes, la croissance du gâteau masque l'inégalité dans son partage.
Ce raisonnement est sans doute vrai en économie statique : sur 20 ans, une croissance nette de 1,3% permet par exemple de financer un triplement du poids des retraites dans le PIB (de 10 à 30%), sans rogner sur le revenu par tête des actifs. Mais malheureusement, le monde n'est pas statique! Plus que jamais, il faut intégrer le fait que le poids des prélèvements obligatoires est un élément déterminant de la croissance.
D’une part, à cause du poids des prélèvements obligatoires en tant que tel. Sans même avoir recours au spectre de la fuite des plus productifs vers les économies à faible niveau de prélèvements, on ne peut nier que, pour qu’ils soient viables ou acceptables, des prélèvements obligatoires élevés doivent répondre à trois impératifs :
1. correspondre à une part de solidarité acceptée par tous,
2. offrir un "bon" rapport qualité-prix des prestations offertes,
3. et reposer sur un profond sentiment d’appartenance communautaire.

S’il est difficile de se prononcer sur ce dernier point, trop subjectif, il est clair que la situation des deux premiers est devenue critique en France. Le problème est d'abord quantitatif – nous y reviendrons – mais il est aussi qualitatif : peut-on invoquer la solidarité lorsque des transferts de plus en plus massifs se font des actifs du secteur privé, soumis à un risque d'emploi et une exigence croissante, vers les retraités de la fonction publique, dont les conditions de vie sont désormais meilleures que leurs homologues du privé ? Peut-on parler de "bon rapport qualité-prix", alors que les cotisations versées par les actifs d’aujourd’hui servent actuellement des niveaux de retraite qu’ils n'ont aucune chance de connaître à leur tour lorsqu'ils seront retraités ?

Un second problème se pose en termes d’allocation des ressources. La différence entre un pays à forts prélèvements obligatoires et un pays où ils sont plus faibles est que, dans le premier, plus de consommation passe par l'Etat, donc par un mécanisme dans lequel ceux qui décident ne sont pas nécessairement les destinataires finaux. C'est le choix entre deux archétypes d'organisation sociale qui est en jeu ici : un modèle où tout passe par l'Etat (la planification) et un modèle ou tout passe par le marché. Il est de plus en plus clair que le bon modèle, celui qui assure la cohérence sociale tout en laissant ses chances à la dynamique économique, est un modèle qui assure des minima (sorte de filet de sécurité … sociale) et laisse aux individus le choix de les compléter à leur guise. L'impôt négatif est un symbole de cette logique vertueuse. Il a son corollaire dans le domaine de la retraite, et l'on peut rappeler ici ce que mentionnait Jacques Delors dans L’unité d’un homme : "L'une des erreurs faites en France a été de ne pas expliquer qu'au-delà d'un minimum décent, il fallait faire appel à la retraite par capitalisation. La Répartition assure la solidarité pour tous ; la Capitalisation fait appel à la responsabilité et au sens de la prévoyance de chacun".

Le danger des systèmes de retraite par répartition est donc que leur ponction sur la richesse économique ne relève pas d'une négociation ou d'un rapport de force, mais de l'application brutale de règles, lesquelles présentent de plus la particularité de relier la pension future à des éléments du passé que personne ne contrôle (ancienneté, salaires passés, etc.). Ainsi, lorsque l'économie va mal, certains paramètres peuvent en subir le contre coup (les salaires et le pouvoir d'achat des actifs), tandis que les systèmes de retraite continuent de fonctionner selon leurs propres règles, indépendantes de la marche de l'économie. Ce hiatus entre une économie qui a besoin de souplesse pour réagir, et un système de retraite totalement rigide, sans autorégulateur, reposant sur une fonction de variables passées, crée un danger que nous n'avons pas encore bien mesuré. Pourquoi ne l'avons nous pas mesuré ? Parce que, dans des pays comme la France, le phénomène incriminé est impossible à percevoir à l'échelle d'une année. Et lorsque le temps s'est suffisamment écoulé pour que le phénomène soit visible, il est bien sûr trop tard !

Les hasards de nos missions d'actuaires nous ont amenés à travailler sur les régimes de retraite de Djibouti, ancienne colonie française, à laquelle la France a légué, lors de l'indépendance, une base militaire et … des régimes de retraite par répartition. La situation que nous y avons trouvée s'apparente à un "cas limite", vision futuriste de ce que pourraient devenir la France et ses régimes de retraite si nous prenions l'option du statu quo.
A Djibouti, le système de retraite offert par les trois caisses existantes s’apparente au régime de base français : un système en répartition par annuité. Lors de son lancement, les taux de dépendance extrêmement faibles et la jeunesse des régimes ont permis un calibrage nettement plus généreux : base de calcul assise sur le dernier salaire, taux d’annuité de 3% par année de cotisation, âge de la retraite de 55 ans, taux de cotisation de 8%, … Le système a fonctionné pour le plus grand bonheur de ses bénéficiaires, jusqu'au milieu des années 1980. A partir de cette date, la transition démographique brutale, combinée à un conflit militaire régional et des difficultés économiques récurrentes, ont rapidement mené le régime djiboutien dans le mur. A une vitesse accélérée : rappelons que s’il a fallu plus de 140 ans en France pour doubler la part des plus de 60 ans dans la population (de 9 à 18%), il faudra moins de 30 ans dans la plupart des pays en voie de développement.

Ce que cette situation djiboutienne met en évidence de façon dramatique se résume simplement : aujourd'hui, les régimes de retraite de ce petit pays sont à peu près la seule chose qui fonctionne encore dans un pays ravagé par la crise. Que se passe-t-il en effet ?
La part du PIB consacrée aux dépenses de retraite augmentant inexorablement et avec rigidité, elle empiète sur les autres dépenses de l'Etat (santé, éducation, infrastructure), qui diminuent, d'abord relativement (en pourcentage du budget de l'Etat) puis en valeur absolue. Car il est plus facile de ne pas ouvrir d'école ou de ne pas renouveler un scanner dans un hôpital que de diminuer la retraite des pensionnés. La solidarité et les missions régaliennes de l'Etat sont donc progressivement consommées par la Retraite. Dans un second temps, c'est l'économie elle-même qui se trouve asphyxiée : soit par une hausse des cotisations, qui pèse sur la productivité du travail et génère du chômage, soit par un ralentissement (dans le cas de Djibouti, un arrêt) des dépenses d'infrastructure (route, communication, …) ou autres (police, justice, sécurité économique, …) indispensables à la bonne marche de l'économie. L'histoire commence donc bien avec "la croissance paiera", mais elle finit tragiquement avec "la croissance est mise en faillite par la retraite".

L'étape suivante de ce processus de déliquescence est que, malgré l’augmentation des dépenses de retraite, toutes les pensions ne peuvent plus un jour être assurées. C'est bien sûr le cas à Djibouti, qui présente des retards de plus de 6 mois dans le versement des pensions… Lorsque la réforme intervient – en temps de crise – elle doit être d'autant plus brutale qu'elle intervient tardivement. Elle laisse alors des populations de retraités abasourdis, réalisant que la pension qu'on leur a promise était une farce. Mais il est hélas trop tard pour s'adapter, car ces mesures n’ont pas été prévues par les actifs qui s’apprêtent à liquider et qui, informés plus tôt, auraient largement modifié leur comportement d’épargne.

Il faut avoir travaillé sur ce cas limite djiboutien pour mesurer toute l'absurdité de cette pseudo solution du statu quo. On entend déjà le contre argument : "la France n’est pas Djibouti". Souhaitons que cela soit toujours vrai !!

EQUIVALENCE REPARTITION ET CAPITALISATION

Une autre idée a fait son chemin, dans le débat sur la retraite : celle de l’équivalence économique entre Répartition et Capitalisation. Ces deux modèles ne sont que des techniques de financement qui se résument toujours à la ponction instantanée des inactifs sur la production. Mais si cela est vrai – et ça l'est ! – comment choisir entre ces deux techniques ?

Certains nous diront que "La répartition, c’est la solidarité entre les générations ; la capitalisation, c'est l'individualisme", facilitant le choix…Mais un peu d'objectivité – et de bonne foi – suffit pour constater qu'il n’y a en réalité aucun rapport, ni dans un sens ni dans l'autre, entre l'axe de la solidarité (ou de l'individualisme) et celui du financement (répartition ou capitalisation).. Les deux axes sont clairement orthogonaux : la solidarité de la Répartition n'est parfois que celle des retraités entre eux, aux dépens des actifs, tandis que la capitalisation peut permettre au contraire toute sorte de mutualisation. Ce n'est donc pas selon cet axe qu'il faut choisir. En revanche, répartition et capitalisation offrent une différence structurante du point de vue des modalités de régulation. En Répartition, la régulation se fait en effet par la loi ou la réglementation des régimes, qui fixent les paramètres de fonctionnement et les modifient. En capitalisation, la régulation passe par le marché.

Peut-on, sur cette seule base, établir une préférence ? Oui bien sûr !! Notamment si l'on tient compte du fait que les modalités de régulation ne sont pas indépendantes de ce qu'il faut réguler !! Car le besoin de régulation est notamment fort lorsque les retraités, par leur nombre, font exploser les dépenses de retraite. Mais si leur nombre est important, leur poids démocratique, notamment dans la décision de régulation des régimes par répartition, est aussi important. Et leur opposition à la réforme – qui leur est par nature défavorable – est aussi importante. Le paradoxe s'énonce ainsi : le phénomène qui est à l'origine du problème est aussi à l'origine de son impossibilité à se résoudre par des moyens "démocratiques".

Et les "vieux" ne sont pas seuls à s’élever contre la réforme… Les conséquences perverses du cycle de vie des systèmes par répartition jouent ici à plein. Ce cycle se compose de 3 phases :
1. d’abord, à leur mise en place, des cotisants en nombre sans bénéficiaires en contrepartie : les cotisations servent alors pour les prestations de personnes âgées n’ayant pas, ou très peu, cotisé. Le système offre alors des taux de rendement très élevés, que la croissance économique ou les marchés financiers ne peuvent pas assurer ;
2. ensuite arrivent à la retraite les cohortes de la ‘génération fondatrice’, qui avait entre 30 et 50 ans à la mise en place du système. Elles aussi bénéficient d’un taux de rendement conséquent : des prestations intégrales leur sont le plus souvent octroyées, alors qu’elles n’ont cotisé qu’une partie de leur vie active. Les taux de cotisation augmentent alors, mais restent à des niveaux faibles ;
3. enfin, au bout de 50 ans, le système de retraite par répartition parvient à maturité. Le rendement de la répartition devient égal à son taux de long terme, celui de la croissance économique. Taux bien inférieur au taux de rendement interne imposé par les paramètres initiaux du régime. Or la régulation, alors nécessaire, est rendue impossible : les taux servis à l’origine assurent l’attachement au système, considéré comme un "acquis social".

La régulation en répartition constitue donc un exercice de haute voltige. Elle se heurte non seulement à l’opposition des retraités, qui veulent maintenir leur pension, mais aussi des jeunes, qui considèrent les taux de rendement initiaux de la répartition comme un droit, et qui – les enquêtes d’opinion le montrent de manière caricaturale – surestiment largement le niveau des retraites qui leur seront versées. Il ne s’agit pas de critiquer, ici, la mise en place des systèmes de répartition, qui ont évidemment constitué l’une des plus grandes avancées sociales de ces dernières décennies. Mais de poser le constat froid d’une régulation rendue de fait impossible…

Les pseudo réformes entreprises en France depuis 20 ans en constituent un exemple révélateur :
• des réformes à œillères, avec comme objectif des rééquilibrages de court terme. Légère progression des taux de cotisation et ajustement marginal des taux d’annuité ou de la base de calcul ;
• des réformes brutales, mais ‘indolores’. Typiquement, une indexation des pensions sur l’inflation ne touche pas les trois piliers sacrés : âge de la retraite, taux de remplacement instantané et taux de cotisation. C’est en ce sens qu’elle est indolore. Mais elle est surtout inefficace en termes d’équité : elle dégrade très significativement le niveau de vie des ‘vieux retraités’ – de moitié, sous des hypothèses réalistes, par rapport aux nouveaux liquidants… L’objectif du système de retraite (lutter contre le risque vieillesse en lissant le revenu tout au long de la vie), n’est donc plus rempli ;
• au-delà, toute réforme structurelle du système semble vouée à l’échec. Michel Rocard a malheureusement vu juste en présageant que le dossier avait de quoi faire sauter les 5 ou 6 prochains gouvernements qui s’y attaqueraient. Les manifestations de 95 sont à l’origine directe de la chute du gouvernement Juppé… Ainsi, "quand on veut réformer, on ne peut pas".

Mais l’inverse est tout aussi vrai : "quand on peut réformer, on ne le veut pas forcément". Voilà le triste paradoxe des systèmes en répartition…

Le Maroc – pays que notre cabinet a l'honneur de conseiller dans ses réformes – offre une autre illustration : des régimes jeunes dans une population jeune. D’où des législations très généreuses : globalement, les taux de rendement internes actuellement servis sont de l’ordre de 10%. Il suffit par exemple de 15 années de cotisation dans le régime général du privé pour toucher une retraite égale à 50 % de la moyenne de ses trois derniers salaires. Pour que de tels régimes soient soutenables dans le long terme, il faudrait des taux de cotisation de l’ordre de 70 – 80%.

Le paradoxe est que la situation actuelle permettrait de réformer : les régimes sont jeunes, les retraités actuels bénéficient de taux de remplacement encore relativement peu élevés puisqu’ils ont peu cotisé, le nombre de ces mêmes retraités est faible comparé à la population totale, bref, des ajustements des paramètres du système seraient maintenant indolores, puisqu’ils permettraient toujours l’augmentation du taux de remplacement servi. Mais ces mêmes raisons, qui permettent les réformes, sont aussi celles qui les font apparaître inutiles : "pourquoi réformer quand les régimes sont à l’heure actuelle globalement excédentaires ou quand les réserves constituées permettent de faire face à plusieurs années de prestations ? Pourquoi réformer un régime qui dégage des "excédents"?

Certes, dans 50 ans, les réserves seront épuisées, les taux de remplacement beaucoup plus élevés – plus de deux fois supérieurs dans le régime général du public ; le poids des plus de 60 ans aura quadruplé. "Quand on veut réformer, on ne peut pas ; quand on peut réformer, on ne veut pas", où l’impossible régulation des systèmes en répartition… Notre constat, suscité et nourri par notre expérience étrangère, dresse un avenir sombre : le statu quo est probable, et le statu quo est suicidaire…
Avenir exagérément sombre ? Le dossier des retraites est anesthésié depuis trop longtemps, et la triste vision de l’avenir que nous avons esquissée semble aujourd’hui malheureusement la plus réaliste. Espérons que les élections présidentielles seront l'occasion d'avancer, non pas pour conforter le statu quo, mais pour convaincre que la solidarité, l'équité et l'efficacité économique et sociale passent par des réformes audacieuses. Faute de cela, nous serons condamnés, après avoir exporté notre "modèle social" à Djibouti, à importer de ce pays le scénario catastrophique du doux mirage du statu quo.

Autrice

Alexandre COLLARD (1998) et Arnaud MEZIERES (1998), Actuaire IAF, IEM-ACTUARIA SA

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