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14 mai 2003

De l’ENSAE à la Villa Medicis

Publié par Fabien LEVY, musicien à la Villa Medicis à Rome | N° 22 - La bourse : un nouveau Père Noël ?

Poursuivant notre découverte des parcours professionnels atypiques des anciens de l’ENSAE, nous avons rencontré Fabien Levy (ENSAE 1992), compositeur de musique classique récemment admis comme pensionnaire à la Villa Medicis à Rome.

Quel est ton parcours scientifique, et à quel moment as-tu décidé de faire bifurquer ta carrière vers la musique?
FL : Je viens d’une famille de cinq enfants, peu musicienne. Dès mes premières années de piano classique, à sept ans, je me suis mis à la composition, que je n’ai jamais cessé de pratiquer en « amateur » ensuite, durant toute ma scolarité. Cependant, notamment en France, lorsqu’on est bon en mathématiques, il est « normal » que l’on fasse les classes préparatoires, puis une Grande École (en l’occurrence l’ENSAE, car j’ai toujours aimé les mathématiques et les sciences humaines, et beaucoup moins les sciences physiques ou la biologie). Tout en continuant à composer en amateur, et à étudier le piano, l’harmonie et l’orchestration dans un conservatoire municipal, il ne m’était jamais venu à l’idée, à l’époque, de devenir « compositeur professionnel ». J’ai donc continué le parcours traditionnel de l’Ensaien moyen : DEA d’économie mathématique à l’EHESS et à l’ENS-ULM/laboratoire Delta en 1992, service de coopération en tant qu’économiste à l’Ambassade de France à Londres, entre 1992 et 1994, et économiste à la Direction des Études de la BNP en 1994.
En août 1994, j’ai obtenu de la fondation Singer-Polignac une bourse de la vocation d’un an non-renouvelable, et je me suis dit qu’il pouvait être intéressant de prendre une année sabbatique afin de perfectionner ma technique musicale. Tout est ensuite allé très vite. En octobre, j’étais reçu dans différentes disciplines théoriques (analyse, orchestration, écriture, composition) en cycle supérieur de Conservatoire de Région (pré-professionnel). Je réussissais en mars 1995 l’entrée, second nommé, en classe de composition du Conservatoire national Supérieur de Musique de Paris, et en juin, j’achevais premier classé un DEA de musicologie, ce qui me permettait de décrocher une bourse de thèse et de couvrir pendant trois ans ma scolarité musicale. Il ne s’agissait donc plus de revenir à l’économie mathématique. Après de longues études techniques au Conservatoire de Paris, financées par ma bourse de thèse, puis par différents boulots (enseignement, conseiller pédagogique à l’Ircam, etc..), je quittais la France en 2001, car j’obtenais sur concours une résidence d’un an à Berlin dans le cadre du « DAAD-Berliner Künstlerprogramm » (une bourse internationale très réputée, que la plupart des compositeurs, de Stravinsky à Ligeti, Cage ou Xenakis, ont gagnée). J’ai ensuite été admis à la Villa Médicis / Académie de France à Rome, où je suis pensionnaire depuis novembre dernier.

Quel a été ton cheminement dans le monde « très jalousé » des artistes de musique?
FL : Je suis assez peu, si ce n’est jamais, joué en France (« nul n’est prophète en son pays »). Cependant mes oeuvres commencent à être reconnues ailleurs. Je rentre de Londres où une oeuvre a été jouée au Queen Elisabeth Hall. Je suis souvent joué en Allemagne par différents ensembles et orchestres, ainsi qu’aux Etats-Unis, au Canada, en Italie, etc. Ma dernière pièce d’orchestre a été lauréate du Concours de l’Unesco organisé par la communauté internationale des radios de chaque pays (j’ignorais d’ailleurs que cette pièce y avait été présentée, et curieusement non par Radio-France, mais par la radio allemande !). Je ne suis certes pas une « star », et cela ne m’intéresse pas, mais différentes personnes ici ou là apprécient ma musique, indépendamment de notions de CV ou de relations, et c’est cela qui me fait plaisir.
Cependant, je sais que ce ne sera pas toujours facile dans les prochaines années, et j’espère simplement que mes oeuvres continueront d’être jouées par des musiciens motivés et de bons niveaux, et qu’elles seront accessibles.

Quel jugement as-tu sur la musique classique contemporaine?
FL : Je n’aime pas trop le terme de « musique contemporaine » (c’était le terme qu’on employait pour les nouvelles musiques au sortir de la deuxième guerre mondiale, aujourd’hui vieilles de cinquante ans !). Je préfère le terme de « musiques d’aujourd’hui ». Plus généralement, beaucoup de chefs d’œuvre composés au XXème siècle et au début de XXIème ne déméritent pas de ceux des siècles passés, et sont d’une diversité et d’une originalité extraordinaires. Le XXème siècle a en fait connu trois révolutions musicales : d’abord, la découverte de l’historicité de la musique occidentale (en particulier la redécouverte des musiques antérieures à la Renaissance), phénomène qui a en fait commencé au milieu du XIXème siècle. Ensuite, la découverte des musiques des autres cultures, ce qui a beaucoup relativisé les principes de notre musique occidentale qu’on croyait jusqu’alors universels. Ceci a permis d’entendre d’autres styles et de se pencher sur d’autres formes artistiques (par exemple, Varèse a été le premier à composer une oeuvre entièrement pour percussions, Ionisation, nomenclature qui serait banale dans d’autres cultures, mais qui aurait été impensable dans les musiques baroques, classiques ou romantiques occidentales). Enfin l’invention de l’électricité, qui a ouvert la voie à de nouveaux instruments, de nouvelles musiques, mais aussi à l’enregistrement, ce qui a modifié notre façon d’écouter. Grâce à ces changements ont émergé des compositeurs prolixes et très diversifiés : Debussy, Stravinsky, Ravel, Bartok, Webern, et, plus proche de nous, Ligeti, Reich, Lachenmann, Feldmann, Grisey, etc...
Certes, depuis quelques années, l’engouement pour l’expérimentation, de la part du public comme des compositeurs, s’est un peu atténué. Il faut voir que les années d’après-guerre étaient originales, chacun, public comme artiste, souhaitant une table rase et ayant une curiosité exacerbée pour la nouveauté. Mais je suis content de continuer à être surpris positivement à l’écoute de certaines créations, et qu’un large public à travers le monde continue à entretenir cette curiosité. On me rétorquera peut-être que Beethoven était lui connu dans toute l’Europe de son vivant. Cependant, des compositeurs comme Ligeti, Lachenmann ou Xenakis sont joués dans le monde entier, d’ailleurs plus que Beethoven de son vivant, et auprès de ce même public, curieux et amateur. Rien n’a vraiment changé. Le reste du public du XIXème siècle écoutait, lui aussi, dans sa grande majorité, la « variété » de l’époque, pour se divertir et danser, et non pas les symphonies de Beethoven.

Cependant, certains connaisseurs et professionnels semblent eux-même éprouver de la difficulté avec ces musiques d’aujourd’hui (voir par exemple l’interview de ton collègue Karol Beffa dans le précédent numéro)
FL : Cela peut se comprendre. Un bon métier, construit depuis sa plus tendre enfance, peut parfois engendrer une certaine « conformité » de l’oreille. Imagine un peintre doué dans le portrait académique. Il trouvera certainement, notamment s’il a beaucoup de préjugés et est un peu « aigri » par la vie, le portrait de Dora Maar par Picasso un peu amateur, sans métier, avec un oeil plus grand que l’autre et des doigts dessinés comme un enfant. Je ne suis pas non plus certain qu’il comprenne l’originalité des visages du Caravaggio, qui choquaient beaucoup à leur époque par leur expressivité trop réaliste et pas assez idéalisée. Pour certains, l’art est une norme, c’est dommage.
À l’inverse, je me souviens de l’engouement, à l’écoute d’œuvres inouïes, de certains étudiants de l’Ensae que j’emmenais aux concerts, en tant que président du club-musique de l’école. J’en ai d’ailleurs retrouvé plusieurs, longtemps après, assistant assidûment aux créations. J’ai continué ensuite longtemps ces conférences et concerts « d’initiation », et je me souviens par exemple d’un cycle de cinq conférences-concerts devant les employés de la RATP. Une fois, ils se sont enthousiasmés pour une oeuvre de Lachenmann, et m’ont demandé pourquoi ils n’y avaient pas eu accès auparavant. Lachenmann est pourtant un des compositeurs les plus « difficiles » à écouter, et je dois avouer qu’à 18 ans, j’ai entendu pour la première fois une oeuvre de ce compositeur en concert, et qu’en musicien de culture classique, je me suis levé, choqué, et me suis dit « ce n’est pas possible, c’est horrible, ce n’est pas de la musique » (maintenant, j’adore).
Bref, je crois que pour comprendre l’art, et s’ouvrir à ce à quoi on n’est pas encore habitué, que ce soit à des musiques récentes, très anciennes, ou venant d’autres cultures, il faut non pas posséder un métier mais savoir se défaire de ses préjugés et rester un enfant.

Imagines-tu de revenir à des métiers qui sont plus du domaine de l'ENSAE?
FL : Je n’espère pas, mais on ne sait jamais. On ne vit malheureusement pas de la composition, et je devrais toute ma vie chercher en parallèle des activités plus alimentaires (résidences et bourses, enseignement, administration, etc..). Mais ce ne seront toujours que des activités alimentaires. Ma vie, c’est la composition.

Propos recueillis par Hugo HANNE (ENSAE 1992)

Autrice

Fabien LEVY, musicien à la Villa Medicis à Rome

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