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15 avril 2003

Jean-Philippe DUPONT, ENSAE 1981 Directeur Général de Thalys

Je retire toujours le maximum de mes expériences passées pour me projeter dans l’avenir


Le siège de Thalys est situé au centre de Bruxelles, tout proche de l’artère principale de cette cité vivante. La vitrine chaleureuse du chocolatier tout proche n’invite pas le spectateur à sortir des clichés habituels. Vu de l’extérieur le siège de Thalys est sobre, l’intérieur confortable et convivial. Le luxe tapageur n’est pas de mise ici et l’occupant des lieux est à son image: modeste dans ses propos et ambitieux dans ses projets. Ce directeur, qui se décrit lui-même comme un “fan de l’ENSAE”, nous propose un parcours atypique au vu de l’orientation des dernières générations d’étudiants sortant de l’école, mais exemplaire dans son orientation. Extraits d’un entretien qui mène des portes de l’INSEE au carrefour de l’Europe. “Depuis trois ans, je vis à Bruxelles avec ma famille. C’est une capitale très différente de Paris, qui n’a pas vraiment de centre mais s’organise par quartier, chaque quartier ayant une personnalité propre. C’est une ville très vivante et cosmopolite, extrêmement ouverte sur le reste de l’Europe. Normand d’origine, je n’ai pas particulièrement de problème avec le climat et je me sens bien dans ce contexte international. Si je devais retracer mon itinéraire en quelques mots, je dirais que la source principale de mes choix, au plan professionnel, réside dans la volonté de s’adapter, d’évoluer dans des contextes différents tout en suivant un fil rouge qui correspond à ma formation initiale d’économiste et aux qualités qu’elle développe, comprendre les problèmes et anticiper les évolutions.

Le temps de l’abstrait

Etudiant, j’étais beaucoup plus attiré par l’économie que par le métier d’ingénieur. C’est pourquoi, après ma classe préparatoire scientifique, j’ai choisi l’ENSAE qui était une voie naturelle pour accéder à l’économie. Ce qui est intéressant, c’est qu’à l’époque j’ai eu l’occasion de confronter les approches puisque j’ai eu l’occasion d’aller voir à la Fac comment l’économie y était enseignée. L’ENSAE m’a donné une formation en économie mathématique précieuse et qui m’a toujours servi par la suite, mais j’ai aussi fait une maîtrise d’économie qui m’a apporté une approche beaucoup plus conceptuelle. Au travers par exemple de l’histoire de la pensée économique ou de l’étude des auteurs dans le texte. Cela permet de voir l’évolution des notions et de la formalisation des problèmes. Quand j’ai terminé l’ENSAE, j’ai enseigné en tant qu’assistant d’économie à l’école. C’est à cette occasion que j’ai pu aller donner des cours à Sciences Po et envisager ainsi un autre aspect de la matière. En particulier, si l’approche à Sciences Po est beaucoup plus littéraire, on apprend vraiment à présenter les problèmes et à les exposer de façon synthétique, ce qui n’était pas inintéressant. L’expérience de l’enseignement a été très riche, j’ai trouve tout à fait formateur d’avoir à préparer des cours et donner des TD, cela permet d’organiser son savoir. J’ai ensuite participé à quelques travaux de recherche à l’INSEE sur la méthodologie des enquêtes auprès des ménages. C’est une expérience très marquante pour moi qui m’a toujours servi par la suite. En particulier, l’environnement à l’INSEE était intellectuellement très stimulant. Je pense à des personnes comme Alain Monfort, Trognon ou encore Michel Deville, qui sont des personnalités réellement extraordinaires à côtoyer. Ces trois là m’ont beaucoup marqué. A l’époque, on allait aussi au séminaire Malinvaud, ça donne une idée de l’ambiance de l’époque.

Diplôme 1981
• 81-84 : Assistant d’économie à l’ENSAE
• 84-87 : Chargé d’études à l’INSEE
• 87-90 : Charge d’études à l’Association Française des Banques
• 90 -92 : Direction Grandes Lignes de la SNCF, pôle stratégie
• 92-95 : Directeur commercial voyageur à Rennes
• 96-2002 : Directeur Général Thalys
Parcours
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Aller vers du concret, progressivement

Apres je suis parti à l’Association française des banques avec Olivier Robert de Massy qui était aussi un ancien ENSAE. Cela a été pour moi aussi un moment très passionnant, et c’est là que j’ai vraiment appris à faire de la stratégie. Mon poste était celui de chargé de mission pour l’AFB et les sujets traités étaient très divers. Que ce soit des prévisions économiques, l’extension du crédit a la consommation ou encore les chèques payants, chaque sujet était l’occasion d’une réflexion approfondie et se concrétisait par des dossiers argumentés dont la teneur n’est pas si éloignée de ce que j’avais pu faire en recherche. L’objet était de développer un certain nombre d’arguments macroéconomique ou provenant des données d’études spécifiques pour discuter de ces sujets soit avec la Banque de France, soit avec le ministère des Finances. Dans mon parcours, et c’était ce que je voulais, je suis parti du plus difficile pour moi, l’abstrait, pour aller vers le concret progressivement. L’abstrait, c’était de partir des mathématiques, de suivre des cours, d’enseigner, de faire un peu de recherche. A l’AFB, mon poste m’a permis d’appliquer à des problématiques concrètes, correspondant à des prises de décision, des modèles abstraits développé sans autre ambition que de comprendre. Par exemple, j’avais pu travailler avec Marc Christine sur la théorie monétaire et les évolutions dans l’entre-deuxguerres. A l’AFB, j’ai pu utiliser quasiment les mêmes modèles, et les chiffres que l’on produisait servaient à prendre et à faire prendre un certain nombre de décisions très opérationnelles. En fait, j’ai trouvé ça assez génial de pouvoir se servir des instrument que j’avais appris et perfectionnés, que ce soit des modèles économiques, de la stat ou de l’économétrie. Un des enseignements de cette époque, cela a été aussi de comprendre, surtout en venant de l’INSEE, que la notion d’intérêt général n’est pas toujours portée par ceux que l’on pense. Par exemple, les grands patrons de banque de l’époque, contrairement a ce que l’on pourrait penser, ont toujours été très conscients de cette notion. Ils savent qu’ils gèrent un bien qui n’est pas comme les autres et qu’ils ne peuvent pas faire du profit sur ce bien comme on peut en faire avec un paquet de lessive. En particulier quand on a travaillé sur le développement du crédit a la consommation, j’ai pu apprécier leur capacité à prendre du recul par rapport à ce type de problème. A cette époque j’ai eu l’occasion de participer aux travaux de l’observatoire français de l’endettement des ménages, qui doit toujours exister, et qui rappelait fortement les travaux que j’avais eu l’occasion de faire à l’INSEE. On était bien a la frontière entre la recherche et l’opérationnel. L’AFB était aussi un carrefour entre des logiques différentes, celle du public et du privé, celle des grandes et des petites banques, et cela m’a apporté une prise en compte du social que l’on n’avait pas forcément en sortant de l’école.

Changer de responsabilités pour mieux se passionner

Apres ça, je suis parti a la SNCF de façon un peu fortuite. En cherchant un billet de train sur mon Minitel, j’ai vu que la SNCF recrutait au pôle stratégie de la direction Grandes Lignes. J’ai répondu et ça c’est fait. J’avais retenu



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Figure n°1 :


d’un chasseur de tête la formule suivante: soit vous changez de boulot et vous restez dans la même entreprise, soit vous changez d’entreprise pour faire le même travail. Et ça s’est vérifié puisqu’en passant de l’AFB à la SNCF, j’ai découvert que les raisonnements et démarches étaient très similaires: modéliser les problèmes, faire le va et- vient du concret à l’abstrait, tirer des conclusions. Une dimension supplémentaire a été aussi de s’appliquer à trouver quelle est la stratégie de l’autre et l’intégrer dans le raisonnement. C’est une perspective dont on apprend les bases à l’ENSAE et qui sert énormément par la suite. Dans ce nouveau travail, j’avais une petite équipe qui était chargée de réfléchir et de mener à bien des études stratégiques avec une ouverture à l’international. On était aussi en relation avec l’observatoire de la concurrence et on travaillait dans une ambiance d’émulation importante: notre travail d’études avait une sanction très immédiate que ce soit des choix d’investissement,des décisions tarifaires, ou le développement de programmes de coopérations. Cette dimension de la stratégie m’a plu, que ce soit à l’AFB ou à la SNCF, on travaillait sur des projets à long terme, mais l’orientation restait concrète.

Ensuite, j’ai pris des responsabilités plus opérationnelles. J’ai changé de métier sans changer d’entreprise. Pendant deux ans je me suis occupé du commercial à Rennes. Ce travail comportait de nombreuses dimensions nouvelles pour moi, gestion de la force de vente, marketing, les problèmes du terrain, les clients. C’était très passionnant, en étant dans le concret, on avait l’autre perspective sur les réflexions que l’on avait pu avoir au sein du pôle stratégie. Par exemple, c’est là qu’on a commencé à mettre en place le concept de “boutiques SNCF”, dont on avait eu l’idée alors que je travaillais à la direction stratégique. L’idée c’était que les personnes puissent acheter leurs billets là où ils font leurs achats d’habitude sans savoir à aller dans les gares. De même, on a commencé à mettre en place des automates pour la vente des billets. Encore une fois, la ligne directrice, c’était de s’adapter à des problématiques différentes en utilisant les acquis de l’analyse.

Vers la direction générale

Ensuite, j’ai eu l’occasion de découvrir un nouveau challenge avec le développement et la mise en place de Thalys. C’était un chantier énorme, qui partait de la définition d’un nouveau produit, à une ouverture sur l’ensemble des problématiques de l’entreprise avec un poste de directeur général. Ca a été par moments difficiles, mais on goûte aujourd’hui l’étendue du succès avec plusieurs millions de passagers transportés par an. Thalys c’est d’abord une équipe européenne qui implique des néerlandais, des belges, des allemands et des français. L’idée de départ, c’était de concevoir tous ensemble un nouveau service qui ne soit pas destiné à une nationalité particulière, mais au contraire qui s’inscrive directement au niveau européen. Un produit européen au service des européens et qui tisse des liens entre les différents pays. Un des enseignements important de l’expérience que j’ai de cette entreprise est qu’il ne faut pas se représenter l’Europe économique selon une vision qui en fait uniquement un espace concurrentiel. En ce qui nous concerne, notre concurrent, ce n’est pas l’avion, contrairement à ce que l’on pourrait croire. La preuve, c’est que Thalys dessert aussi bien l’aéroport Charles de Gaulle que Schiphol. Au contraire, nous avons développé une vision en termes de complémentarité entre les différents moyens de transports et cela ouvre des perspectives de développement importantes. C’est amusant de voir qu’ici aussi, j’ai eu l’occasion de développer un organisme qui se rapproche de mes premiers travaux. L’observatoire Thalys fait des sondages sur les différents pays européens et, au travers de la façon dont on traite Noël ou la fête de la Musique dans chaque endroit, décrit le visage de l’Europe. Ca marche si bien que les journalistes nous demandent maintenant d’étendre nos enquêtes à d’autres pays. C’est intéressant et ça nous permet de parler de Thalys sans toujours passer par du commercial et avec une image de construction de l’Europe qui nous va très bien. Dernièrement on a travaille sur l’Euro et sur les attentes des européens a son égard. On voit ainsi que celui-ci suscite plus d’attentes en France qu’en Belgique par exemple. La Belgique vit déjà dans l’Europe, et du coup l’arrivée de l’Euro est dédramatisée. Ils sont sûrs que l’Europe a des retombées positives, et c’est un plus petit pays qui ne peut pas se permettre de se renfermer. Les français eux ont sûrement plus de réticences mais aussi plus d’attentes concernant l’arrivée de l’Euro. On est marqué par notre formation et tout au long de mon parcours, j’ai gardé cette envie d’interroger les personnes que ce soit les clients de Thalys ou les ménages, d’appréhender leur comportement pour mieux le comprendre et améliorer ainsi les services qu’on leur rend.

L’ENSAE : ne pas se considérer comme limité

Je suis sorti de l’ENSAE en 1981 et c’était tout juste le début de la vague qui porte actuellement les ENSAE vers la banque. Le contexte était très différent. Dans ma promo, il y en a qui ont été dans la pub, d’autres dans l’informatique, l’industrie. Je suis convaincu que l’ENSAE a un potentiel autre que banque-assurance-finance. D’un certain point de vue, se cantonner à ce secteur, cela témoigne d’un certain manque d’ambition. Il ne faut pas se considérer comme limité. Même en partant de la base technique de notre formation on peut aller vers des postes plus généralistes de direction. On n’est pas assez conscients de la force de l’enseignement que l’on a reçu. Même si le monde n’est pas organiséde façon scientifique et économique, l’ENSAE prépare à beaucoup de postes qui sont très demandés dans les entreprises. D’une part parce que la capacité à exploiter et comprendre les données est cruciale dans l’univers complexe dans lequel nous évoluons. D’autre part, et je rejoins là une expérience plus personnelle, la force des ENSAE, c’est de savoir comprendre face à tout type de problème quelles sont les variables endogènes, quelles sont les causalités; prévoir et anticiper. C’est typiquement le problème de la stratégie et les qualités requises pour le management, savoir ce qui va se passer, anticiper les problèmes pour pouvoir les résoudre. Mais il faut reconnaître que nous sommes moins bien préparés pour l’entreprise que d’autres. L’école est plus scientifique et rattachée à l’INSEE. Je participe au conseil de perfectionnement de l’école et je regrette que les stages à l’étranger en entreprise ne soient pas encore obligatoires. Ce serait un plus réel dans le cursus des élèves.

L’avenir?

Aujourd’hui je suis chez Thalys depuis un moment et je m’y sens bien, mais je n’y resterai pas éternellement. Je suis prêt à bouger et à m’adapter à de nouveaux contextes. Il faut profiter de ce qu’on a fait auparavant pour s’appuyer dessus et avancer. Je ne crois pas avoir de don particulier, mais je retire toujours le maximum de mes expériences passées pour me projeter dans l’avenir.”

Propos recueillis par
Sébastien PETITHUGUENIN
(ENSAE 2001)

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